Sepulcro del Infante don Alfonso, obra de Gil de Siloé, en la Cartuja de Miraflores (Burgos).

 
 

 

Thèse de doctorat (p.192-198) présentée par Olivier Biaggini, soutenue le 8 janvier 1999 devant l'Université de Paris III (Directeur : Michel Garcia)

 

 

          L'auctoritas médiévale peut être définie tout à la fois comme la qualité d'un auctor, le prestige personnel qui accompagne cette qualité, la légitimité des paroles et des écrits qu'il émet, ces paroles et ces écrits eux-mêmes envisagés dans le cadre réduit d'une citation. En se référant aux autorités, l'écrivain médiéval en appelle à une énonciation antérieure à laquelle ils subordonne la sienne propre, même lorsqu'il s'agit pour lui d'affirmer une pensée nouvelle à l'issue de ce détour. l'auctoritas médiévale, au-delà de son irréductible spécificité, nous apprend qu'une pensée par collaboration — voire par procuration— peut être essentiellement originale. De ce point de vue, entreprendre une Thèse de Doctorat sur l'auctoritas supposait pour moi une certaine adéquation de la démarche à son objet : je ne concevais pas d'exercer le métier de la thèse comme une occupation tout à fait solitaire et mon sujet de recherche me disait déjà trop bien la place centrale que la pensée d'autrui peut occuper au sein d'une réflexion personnelle.

À ce titre, il n'est peut-être pas surprenant que l'idée de travailler sur la notion d'auctoritas ne soit pas venue de moi, mais qu'elle m'ait été suggérée à l'issue d'un travail que j'avais préalablement mené sur le Lucidario de Sanche IV. Il est vrai que l'étude de ce petit traité sapientiel de la fin du XIIIe siècle pouvait conduire presque naturellement à une approche de l'auctoritas comme préséance indiscutable accordée à certains discours, à certains auteurs ou à certains savoirs. Le Lucidario raisonne essentiellement en termes de savoirs, puisqu'il prétend défendre la supériorité de la théologie sur un savoir naturel trop enclin à excéder ses limites légitimes. La motivation première du traité est manifestement de contrecarrer la diffusion d'un aristotélisme hétérodoxe, déjà condamné par l'Université de Paris quinze ans plus tôt, qui menace les fondements du dogme chrétien. Dans un dialogue de fiction, un maître élucide les questions de son disciple et expose la doctrine chrétienne, sans exclure un savoir naturel qu'il s'efforce toutefois de réduire à des positions parfaitement orthodoxes. À divers titres, les autorités constituent l'instrument fondamental de cette synthèse. Devant deux savoirs largement incompatibles, le Lucidario utilise l'auctoritas comme l'instrument d'une conciliation, souvent purement formelle, dont il développe amplement les possibilités argumentatives.

Mon éveil personnel à la problématique de l'auctoritas médiévale et à la richesse de ses usages argumentatifs s'est produit à la lecture d'un beau passage du Lucidario qui aborde directement la pensée aristotélicienne par sa thèse la plus irréductiblement hétérodoxe, à savoir l'éternité du monde. L'on aurait pu s'attendre à ce que le texte de Sanche lV refusât de s'en remettre trop explicitement à Aristote, pour se consacrer entièrement à sa réfutation. Or, non seulement il cite et expose un passage manifestement hétérodoxe de la Physique, mais il rend hommage à l'auctoritas d'Aristote en le qualifiant plusieurs fois de "grand Philosophe". L'éternité du monde est néanmoins niée in extremis, par un raisonnement qui n'a plus rien de démonstratif : supposant une intention cachée dans le discours du grand Philosophe et se réclamant des préceptes unanimement acceptés de la foi chrétienne, le Lucidario rétablit d*autorité la position orthodoxe. Cette défaillance de raisonnement a la vertu de nous montrer qu'une auctoritas est, par définition, un énoncé irréfutable. Le texte peut essayer de composer avec elle, de la mettre à distance, voire d'en détourner le sens, mais ne saurait l'attaquer de front. Le discours se révèle investi d'une crédibilité forçante, proche de l'évidence, et la seule façon de le contrecarrer est d'avoir recours à un autre argument d'autorité. Si l'on conçoit l'argument comme le rouage d'une structure démonstrative, l'auctoritas est le contraire d'un argument. Pourtant, l'argumentation par autorité existe et elle a une véritable validité opératoire : grâce à elle, le discours et la pensée avancent, quitte à contourner les écueils où ils pourraient se briser et à s'en remettre, pour cela, aux bienfaits de la pensée tautologique.

L'argument d'autorité, comme une approche plus théorique me l'a confirmé plus tard, pourrait se définir ici comme une exploitation abusive du pouvoir d'énonciation : à ce titre, l'énoncé passe au second plan et ne participe en rien à la force de persuasion du discours, à l'instauration de cette adhésion qui peut s'échelonner de la croyance à la certitude. Arbitre suprême des auctoritates qu'il a énoncées, le responsable du discours peut se permettre d'imposer une autorité supérieure, au prix d'une démarche sophistique et en vertu d'une exploitation outrancière de son irréductible pouvoir d'énonciation.

Le Lucidario, à tous égards, a été mon point de départ. Maillon entre deux types d'autorité et entre deux siècles, il occupait à mes yeux une position privilégiée pour aborder l'auctoritas castillane médiévale. En outre, les écrits de Sanche IV, encore peu étudiés, ont parfois été considérés comme un lien possible entre ceux d'Alphonse X et ceux de don Juan Manuel. J'envisageais tout d'abord de travailler sur un grand nombre de textes castillans du XIIIe et du XIVe siècles qu'il importait d'organiser en un corpus cohérent. Aucun ouvrage équivalent à celui d'Alistair Minnis sur la théorie médiévale de l'autorité, ou à celui d'Alain Boureau sur le statut du récit chrétien, n'a été spécifiquement consacré à l'auctoritas dans la littérature hispanique du Moyen Âge. Les développements ponctuels qui s'y rapportent, dans le cadre plus vaste de travaux consacrés à un auteur, à une œuvre, ou à une forme littéraire en particulier, ne sauraient combler cette lacune. Le projet initial de cette Thèse de Doctorat était donc de tracer les grands axes d'une réflexion sur l'auctoritas en Castille aux XIIIe et XIVe siècles. Essentiellement synthétique, un tel projet se proposait d'apporter une contribution à l'étude générale de l'auctoritas médiévale à partir des textes castillans. Sans doute trop ambitieux, ce travail projetait, d'une part, d'appliquer à la production castillane des travaux critiques menés à l'échelle de la littérature européenne (essentiellement du nord de l'Europe) et de reprendre à son compte certains de leurs choix méthodologiques; d'autre part, de dégager une spécificité des manifestations castillanes de l'auctoritas, ce qui présupposait que les textes étudiés allaient présenter des traits communs et caractéristiques.

Le premier obstacle à la constitution du corpus provenait de la notion l'auctoritas elle-même : elle ne saurait se définir à proprement parler comme un thème littéraire mais, plutôt, comme un principe structurel du discours, tout à la fois une contrainte et une motivation. À ma connaissance, il n'existe pas de traité médiéval exclusivement consacré à l'auctoritas, en revanche, presque toutes les œuvres médiévales ont recours aux autorités et cherchent à travers elles la justification de leur propre énonciation. l'auctoritas, comme ce cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part, se dérobait à la pensée qui cherchait à l'embrasser et pouvait être seulement appréhendée à partir de ses contextes particuliers et de ses usages les plus courants, peut-être ceux-là mêmes qui paraissaient les plus anodins.

Un corpus supposé représentatif avait été établi, qui privilégiait, dans l'intérêt de la démonstration, une grande hétérogénéité des textes. Initialement, deux axes principaux avaient été retenus. Le premier axe rassemblait des œuvres poétiques relevant du mester de clerecia, notamment les Milagros de Nuestra Senora de Berceo et le Libro de buen amor de l'Archiprêtre de Hita. Le second axe regroupait des œuvres en prose : œuvre juridique d'Alphonse X et prologues alphonsins ; Castigos e documentos et Lucidario de Sanche IV ; œuvres de Don Juan Manuel. Les points communs des textes choisis dans ce second axe ne tenaient pas à leur genre mais à deux autres critères : d'une part, l'appartenance de leurs auteurs au même lignage royal, rendue plus pertinente encore par de multiples cassures politiques qui l'affectent en contrepoint ; et, d'autre part, l'héritage culturel alphonsin légué à Sanche IV et à Don Juan Manuel, exemple à peu près unique d'une auctoritas quasi contemporaine dont les deux écrivains prennent la mesure tout en essayant, chacun à sa manière, de la dépasser.

Ce projet, sans doute trop vaste, s'est transformé en étude de l'auctoritas dans l'œuvre de Gonzalo de Berceo. Le choix d'une réduction du corpus s'est imposée pour des raisons pratiques mais aussi, et surtout, pour des raisons de cohérence interne de l'approche. Les manifestations de l'auctoritas s'illustrent dans presque toutes les œuvres médiévales, mais d'une façon variée, mouvante et démultipliée. À l'extrême rigueur, il y a autant de formes l'auctoritas que de contextes, autant de sortes d'arguments que de propositions à défendre. Tout écrivain, en faisant appel à la garantie des textes sacrés, d'une source qui lui semble fiable, d'un auteur révéré, d'un témoignage de première ou de seconde main, définit sa propre problématique de l'auctoritas. Par cette problématique personnelle, il interroge indirectement le statut qu'il accorde à sa propre entreprise littéraire et, au total, définit la place qu'il prétend occuper lui-même dans le régime global des autorités. Les recours à l'auctoritas d'autrui, dans un vaste ensemble d'œuvres, peuvent présenter des similitudes de formes et de fonctions que l'on peut relever et ordonner en système. En revanche, la démarche par laquelle un écrivain s'approprie les autorités, les intègre à une argumentation et à un projet littéraires propres résiste davantage à cette systématisation. La comparaison des régimes l'auctoritas ne saurait donc se réduire à un catalogue de procédés récurrents, dans la mesure où le sens ultime de ces procédés se révèle dans les usages que l'écrivain en fait pour se forger une autorité propre. D'un point de vue méthodologique, le développement des deux axes définis plus haut risquait d'aboutir à la simple juxtaposition d'interprétations particulières, voire incompatibles, de l'auctoritas. Le respect rassurant du fil de l'histoire littéraire aurait sans doute conféré une cohérence bien superficielle à une étude qui, dans le meilleur de cas, aurait dû se contenter de livrer une mosaïque de manifestations de l'auctoritas et d'attitudes d'auteurs.

En se limitant à un auteur unique, la démarche perdait de son ambition première, mais me semblait trouver une plus grande cohérence de principe. La problématique retenue, outre ses objectifs théoriques, qui restaient inchangés, se déplaçait donc de la recherche d'une spécificité castillane à celle d'une spécificité auctoriale (si l'on veut bien accepter ce néologisme pour formuler en français l'opposition anglaise entre authority et authorship, ou l'opposition espagnole entre autoridad et autoría). Dans l'organisation et l'objectif du commentaire, de Yaccessus ad auctores et du prologue, Minnis constate, au tournant du XIIIe siècle, une translatio auctoritatis, soit un transfert d'autorité de l'auteur divin à l'auteur humain. Ce transfert correspond également à une nouvelle dignité des langues vernaculaires face au latin et des autorités profanes face aux autorités sacrées. À mon avis, ce processus culturel, qui confère une certaine valeur à la production contemporaine par-delà le poids des autorités traditionnelles, ne rend pas seulement compte de l'évolution historique des formes littéraires. Il me paraît également perceptible à l'intérieur de chaque œuvre particulière qui jalonne cette évolution, comme si l'œuvre transposait en ses structures internes les enjeux culturels qui motivent sa production. La variété des œuvres de Berceo et la multiplicité des procédés qui, en elles, valorisent, convoquent et utilisent une auctoritas extérieure peuvent légitimement être ramenées, en dernière instance, à la construction d'une autorité personnelle. Il s'agissait donc d'analyser comment l'utilisation des autorités par un écrivain, trop souvent interprétée comme une attitude de soumission ou un manque d'originalité, voire comme le refus de la responsabilité d'auteur, sert au contraire la construction et la revendication d'une nouvelle auctoritas.

L'équilibre à trouver dans ma méthode de travail me semblait délicat : pour répondre à sa motivation première, qui est l'approche du concept l'auctoritas dans son large éventail de manifestations littéraires, ma recherche devait se garder de devenir une monographie critique, dont les conclusions théoriques n'auraient eu aucun prolongement possible hors de leur application à l'auteur étudié. Comme l'indique le titre de cette thèse, j'ai tenté d'aborder l'auteur choisi comme l'exemple d'une conception, d'un usage et d'une appropriation de l'auctoritas en Castille au XIIIe siècle. Je n'ai pas la naïveté de croire que les paradigmes spécifiques que je me suis efforcé de dégager à partir d'un auteur singulier peuvent être appliqués tels quels à tout autre auteur castillan de la même époque, notamment si ce dernier cultive d'autres savoirs, d'autres genres littéraires, d'autres rapports à l'écriture. Néanmoins, j'ai eu constamment le souci de distinguer les modèles généraux — ou susceptibles de l'être — et ceux qui me sont apparus comme l'apanage du poète étudié.

Mon choix de Berceo, en revanche, ne saurait se réduire à des justifications purement stratégiques : le prologue des Milagros ou le Poema de Santa Oria ont immédiatement exercé sur moi un attrait esthétique qui a été ma principale motivation. Néanmoins, mon bon plaisir en la matière trouvait fort heureusement à s'épanouir à l'ombre d'arguments plus scientifiques. Premier auteur connu de la littérature castillane à marquer ses œuvres du sceau de son nom, premier auteur, en outre, à employer le mot autoridad, Berceo, à divers titres, m'invitait à explorer un état originel de l'auctoritas castillane. La lecture de son œuvre me donnait de plus en plus la conviction qu'il se voulait résolument auctor, selon une auctoritas d'un nouvel ordre qu'il restait à déterminer. En outre, contrairement aux grandes figures royales d'Alphonse X et de Sanche IV, l'élaboration de son autorité d'écriture n'apparaît pas liée à l'affirmation d'une autorité politique. Certes, la condition de clerc et le mester correspondant sont dotés, dans la première moitié du XIIIe siècle, d'une responsabilité et d'un prestige nouveaux qui trouvent déjà une représentation idéale dans le Libro de Alexandre. De même, les fonctions de Berceo au monastère de San Millân et ce titre de maestro qu'il exhibe au début des Milagros, disent clairement son rapport étroit à une institution, jusque dans les finalités didactiques, voire propagandistes, du discours qu'il assume. Ce XIIIe siècle castillan marqué par les premières manifestations d'une littérature en langue vernaculaire, la création et le développement des universités, l'urgence de la diffusion de nouveaux discours en quête de légitimité, lie intimement, d'une façon tout à fait originale, les enjeux du savoir et ceux du pouvoir. Pourtant, mon propos n'est pas une étude historique globale de l'auctoritas castillane, émilienne ni même bercéenne : mon projet, plus modeste, se définit comme une approche linguistique et littéraire des usages et des représentation de l'auctoritas. Au nom d'une création littéraire médiévale, j'ai posé comme première hypothèse que le principe (l'auctoritas, comme autorité d'écriture, jouit d'une certaine autonomie vis-à-vis des pouvoirs institutionnels. Sans sous-estimer l'importance de ces autorités externes, je me suis donc intéressé aux autorités internes qui sont fondatrices du texte.

Le mouvement de translatio auctoritatis m'invitait à examiner en tout premier lieu les figures de l'autorité que le discours de Berceo reconnaît explicitement comme telles et qu'il utilise comme des garanties. L'assignation des mots actor ou autoridad à des événements ou à des personnages constitue la face la plus visible d'une reconnaissance de l'auctoritas. De même, le maniement des sources, écrites ou orales, que le poète affiche sous forme de mentions et de citations témoignent de son usage le plus évident de l'autorité d'autrui. L'auctoritas, à ce titre, fait partie de la technique d'écriture du poète : par le prestige et le crédit qui lui sont conférés, elle joue le rôle d'un instrument d'authentification et, tel un sceau que l'on appose à un document juridique, elle marque le discours d'une plus ou moins grande véracité. Mais, dès le développement de ces premiers axes de ma réflexion, il m'est apparu que l'auctoritas ne se caractérise pas seulement des instruments prétendument extérieurs au texte. Par un glissement parfois insensible, elle affecte la matière même du discours au point de devenir une fin en soi pour l'écriture.

À ce titre, c'est peut-être l'analyse des structures narratives qui, au cours de mon travail, a été pour moi la plus gratifiante. L'enchevêtrement de la matière narrative et de la matière doctrinale dans les œuvres de Berceo nous incite à interroger les rapports que les récits entretiennent avec les énoncés dogmatiques. La finalité didactique et édifiante des vies de saint ou d'un recueil de miracles comme les Milagros motive une alternance des données de la narration et des jugements du poète, sous forme de "moralités" ou de commentaires plus ou moins personnels. Cependant, les récits eux-mêmes, indépendamment des interprétations explicites que le texte leur attribue, produisent déjà en leurs structures intimes un modèle l'auctoritas. Dans le vaste système des narrations hagiographiques, les récits de miracle et de vision me sont apparus comme des mises en scène de l'auctoritas parfaitement orchestrées. De ces récits, Berceo trouve l'intrigue et les données dans sa source latine mais il leur fait généralement subir d'importantes transformations, non seulement dans leurs détails informatifs, mais aussi et surtout dans leur positionnement sur l'échelle de l'auctoritas. Dans les Milagros, en particulier, le principal souci de Berceo se résume à la certification de l'événement miraculeux et du récit qui en est la trace. Par une démarche généalogique qui consiste à rendre compte de toutes les étapes de la production du récit et de sa mise par écrit, le texte renvoie explicitement aux circonstances de son origine et aux conditions de sa propre transmission. Le modèle idéal de cette transmission est une chaîne sans rupture de témoignages, de preuves et de garanties qui relie en droite ligne l'entreprise de Berceo à l'événement miraculeux. Par une multitude de substitutions juridiquement recevables, qui préservent le sens authentique de la vérité manifestée, le texte de Berceo peut légitimement revendiquer une autorité à la place de la vérité inaccessible.

Ces considérations m'ont permis d'interroger de manière plus directe le concept l'auctoritas et d'ouvrir des perspectives de recherche : à la lumière des certifications bercéennes, j'ai pu tenter de préciser les rapports de l'autorité à la vérité et je me suis risqué à en parler en termes de glissement vers la fiction. L'essentiel est peut-être que l'œuvre de Berceo développe un véritable questionnement de l'auctoritas. L'autorité de la chose écrite n'est peut-être pas un véritable principe, puisque le texte s'ingénie à rendre compte de ses antécédents et à interroger ses fondements. À cet égard, il m'a semblé que Berceo est moins soucieux d'exalter la lettre que d'en extraire et d'en revendiquer l'esprit. J'ai pu constater que le texte mettait fréquemment en scène un dépassement de l'autorité de la lettre et valorisait une certaine oralité à l'intérieur de l'auctoritas écrite : la voix de l'auctor résonne à l'intérieur même de son autorité. De même, les métaphores visuelles peuvent transformer l'auctoritas de l'écrit au point d'en donner une version incarnée : l'auctor rayonne alors dans toute sa gloire. l'auctoritas, si ses manifestations sont essentiellement discursives, n'est sans doute pas elle-même de nature langagière. Lorsque l'autorité s'applique à un acte d'énonciation, elle concerne sans doute davantage cet acte pur que l'énoncé produit : c'est d'ailleurs une autorité en acte, vivifiée par les événements surnaturels et miraculeux, que les narrations bercéennes nous invitent à contempler.

La traditionnelle théorie de la typologie, fondée sur une lecture figurale des textes sacrés, fournit un modèle interprétatif particulièrement fécond pour comprendre l'entreprise littéraire personnelle du poète. Je me suis efforcé de montrer que Berceo s'illustre à maintes reprises dans le maniement de la typologie et qu'il l'intègre à sa théorie littéraire au point d'en faire la représentation de son propre rapport aux sources latines. Contrairement au poète du Libro de Alexandre, c'est par la voie du commentaire que Berceo cherche une légitimité d'écriture et une autorité : poussant à son extrême limite son talent de commentator, il devient auctor. Pour diverses raisons, le prologue des Milagros, selon moi, en propose la manifestation superlative. Ce prologue est fondé sur l'allégorie du pèlerin qui découvre le pré verdoyant de la clémence mariale. Mais il est à son tour un texte de pèlerinage, un texte auquel on ne peut s'empêcher de revenir toujours. Le poète l'investit d'un poids tout à fait unique dans le régime de sa propre autorité. Ce que ce texte m'a d'abord donné à sentir, presque de façon physique, c'est cette traduction de l'auctoritas en terme de poids. Pour Berceo, tous les événements, tous les récits et tous les textes ne pèsent pas du même crédit dans la balance des preuves et de la certification. Une œuvre littéraire, prise dans son ensemble, dessine peut-être ses propres centres de gravité, dont l'auctoritas est une mesure possible. Au sein de l'œuvre bercéenne, le prologue des Milagros est peut-être l'espace privilégié où le poète assume pleinement son autorité, qui pèse de tout son poids, ce qui n'empêche pas le personnage de l'allégorie de se délester de ses vêtements et de grimper dans l'arbre du miracle. La pesanteur de l'auctoritas est ici le meilleur indice de la grâce. Le jardin mariai confond ses fruits aux fruits littéraires de l'auteur et le lecteur que je suis n'est pas encore tout à fait sorti de ce jardin-là.

(Nota del EditorWeb: las imágenes no pertenecen al artículo original del Profesor Biaggini)

 

 

 

L'AUCTORITAS EN CASTILLE AU XIIIe SIECLE :
L'EXEMPLE DE GONZALO DE BERCEO

Olivier BlAGGINI
Universidad de París III

Atalaya, n° 9, Administrer et convaincre au Moyen Âge, octobre 1998 [en ligne], mis en ligne le 20 avril 2009. URL : http://atalaya.revues.org/index90.html.