El Almiñé (Burgos) Desde la torre de la Iglesia de San Nicolás de Bari

 
 

 

 

Résumé

Cette étude aborde la figure de l' homo viator dans les poèmes du mester de clerecía du XIIIe siècle. Centrale dans l'univers symbolique de Gonzalo de Berceo, notamment dans les Milagros de Nuestra Señora, la pérégrination structure aussi, grâce à sa dimension allégorique toujours active, la matière antique du Libro de Alexandre et du Libro de Apolonio. Au-delà de sa richesse thématique, l'analyse de ce motif permet une approche de l'art poétique du mester, où le « curso rimado » apparaît lui aussi comme un voyage orienté vers une récompense spirituelle.

 

Resumen

Este estudio aborda la figura del homo viator en los poemas del mester de clerecía del siglo XIII. Tema central en el universo simbólico de Gonzalo de Berceo, especialmente en los Milagros de Nuestra Señora, la peregrinación, gracias a su dimensión alegórica siempre activa, estructura también la materia antigua del Libro de Alexandre y del Libro de Apolonio. Más allá de su riqueza temática, el análisis de este motivo permite aproximarse al arte poética del mester, en la que el «curso rimado» también aparece como un viaje orientado hacia una recompensa espiritual.

 

 

 

 

Au début du célèbre prologue de ses Milagros de Nuestra Señora, Gonzalo de Berceo raconte une anecdote dont il aurait été personnellement le protagoniste. Alors qu'il allait en pèlerinage, il s'est retrouvé dans un pré fleuri, planté d'arbres fruitiers et peuplé d'oiseaux au chant mélodieux, dont la beauté inouïe lui a apporté repos et réconfort. Cependant, cette histoire, qui se prétend d'abord véridique, puisqu'elle est rapportée comme un témoignage à la première personne, certifié par le nom même du témoin, affiche ensuite son statut de fiction. Il s'agissait d'un récit artificiellement construit pour susciter une exposition allégorique Señores e amigos, lo que dicho avemos/palabra es oscura, esponerla queremos », 16ab)'. Ce pré merveilleux et chacun de ses éléments signifient la Vierge et ses attributs. Le reste du prologue s'emploie à gloser l'anecdote initiale en établissant et développant une série cohérente de correspondances allégoriques. Or, le premier élément de l'histoire qui donne lieu à une exposition allégorique est le pèlerinage au cours duquel Gonzalo de Berceo est censé avoir découvert le pré merveilleux. Ce pèlerinage individuel que le poète s'était attribué signifie un pèlerinage universel, propre à tout chrétien :

Todos cuantos vevimos              que en piedes andamos,

siquiere en presón                      o en lecho yagamos,

todos somos romeos                  que camino pasamos;

San Peidro lo diz esto,               por él vos lo provamos.

Cuanto aquí vivimos,                  en ageno moramos,

la ficança durable                      suso la esperamos;

la nuestra romería                      estonz la acabamos,

cuando a Paraíso                      las almas envïamos.

En esta romería                         avemos un buen prado,

en qui trova repaire                    tot romeo cansado:

la Virgen glorïosa,                     madre del buen Criado,

del cual otro ninguno                 egual non fue trobado (Milagros, 17-19).

Parmi tous les vers du mester de clerecía, ce sont ces trois strophes de Berceo, tirées du prologue des Milagros, qui offrent la plus complète et sans doute la plus belle expression du lieu commun de l'homo viator. La définition de la condition humaine comme un pèlerinage intervient dans le prologue comme une explication de l'anecdote allégorique initiale. Or, ce pèlerinage universel est encore allégorique : il n'est pas un cheminement au sens propre du terme, puisque l'on peut cheminer enfermé en prison ou couché dans son lit. Berceo, bien qu'il annonce le dépassement de l'anecdote allégorique par un langage direct et transparent continue à employer les termes mêmes de l'allégorie. Le lieu commun de l'homo viator, tel qu'il est ici présenté, me semble doté de trois caractéristiques.

En premier lieu, Berceo définit le cheminement par rapport à une destination. Il s'agit moins d'une errance que d'un voyage orienté. Il est l'itinéraire de notre vie ici-bas, essentiellement instable, vers un au-delà qui, seul, une fois notre âme sauvée, nous apportera une stabilité définitive. De ce parcours, le salut est la fin (dans le sens d'achèvement aussi bien que le but). En second lieu, le cheminement terrestre implique une aliénation (« en ageno moramos »). En effet, comme tout pèlerin, l'homme vit ici-bas en étranger — étranger à ce qui l'entoure et étranger à lui-même —, ce qui comporte son lot de fatigue et de souffrances. Seul le pré marial peut constituer, selon l'allégorie de Berceo, une étape qui accueille le pèlerin fatigué et lui permet de se sentir chez lui : l'intervention mariale, ainsi, semble permettre d'effacer l'aliénation de la condition humaine. Enfin, au-delà de son application individuelle à tout chrétien, l'image de la pérégrination se rapporte implicitement à l'histoire du salut. Dans le cadre du lieu commun de l'homo viator, le pré marial apparaît dans le prologue comme le rétablissement d'un paradis originel lavé de toute possibilité d'une nouvelle Chute. Implicitement, l'homme qui a été chassé du paradis à cause de son péché et qui a vu sa condition radicalement altérée coïncide avec le pèlerin allégorique en quête de salut. C'est le péché qui a précipité l'homme sur les chemins de l'exil et de l'errance : le pré marial ne fait qu'inverser l'image de cette pérégrination de l'historia salutis.

L'exploitation de ce lieu commun par Berceo est donc complexe et laisse entendre divers niveaux d'interprétation. Par ailleurs, il reconnaît explicitement le caractère traditionnel de cette image en convoquant l'autorité de saint Pierre (« Sant Peidro lo diz»), que l'on peut identifier comme un passage de la première épître (2, 11) :

Obsecro vos tanquam advenas et pelegrinos abstinere vos a carnalibus desideriis, quae militant adversus animam.

Je vous exhorte, comme étrangers et voyageurs, à vous abstenir des péchés charnels qui font la guerre à l'âme.

En fait, littéralement, ce passage se réfère à la situation concrète des chrétiens auxquels s'adresse l'apôtre, qui sont «in dispersione», dit le texte sacré : sa référence aux étrangers et aux voyageurs n'a pas à être lue nécessairement de façon allégorique. Pourtant, implicitement, c'est bien la lecture que Berceo suggère. Il faut dire que dans ce passage de l'épître de Pierre résonne la réminiscence d'un verset du psaume 38, 13 [39,13] auquel il se réfère ouvertement et qui exprime le statut d'étranger que l'homme a vis-à-vis de Dieu 2. De fait, dans le Nouveau Testament, c'est Paul, beaucoup plus que Pierre, qui a recours à l'image du voyageur pour figurer l'itinéraire du chrétien en ce monde, notamment dans la deuxième épître aux Corinthiens (5, 6-8) :

Audentes igitur semper, scientes quoniam dum sumus in corpore, perigrinamur a Domino: (per fidem enim ambulamus, et non per speciem) audemus autem, et bonam voluntatem habemus magis peregrini a corpore, et praesentes esse ad Dominum.

Ainsi donc, toujours pleins de hardiesse, et sachant que demeurer dans ce corps, c'est vivre en exil loin du Seigneur, car nous cheminons dans la foi, non dans la claire vision, nous sommes donc pleins de hardiesse et préférons quitter ce corps pour aller demeurer auprès du Seigneur.

Cette image s'applique aussi à l'ensemble de l'histoire du salut, lorsque Paul, dans l'épître aux Hébreux (11, 13), parle des ancêtres qui, parce qu'ils ont vécu avant le Christ, n'ont pu qu'entrevoir la promesse du salut 3. Ces hommes qui vivaient sous la Loi ancienne étaient des étrangers au monde à un titre supplémentaire : celui de n'avoir pas connu la révélation de la vie éternelle.

Au total, la tradition reprise ici par Berceo va bien au-delà de la simple référence à Pierre. Elle conjugue les images du voyageur ou de l'hôte pour figurer le séjour de l'homme dans le monde d'ici-bas ou dans le corps comme un lieu d'exil transitoire. Dans cet exil, seule la foi en un au-delà (et non la claire contemplation de la vérité) peut guider les actions humaines. Or, dans l'exploitation particulière que Berceo fait de ce lieu commun, le thème du voyageur comme hôte du monde terrestre est en quelque sorte dédoublé et doté d'une certaine ambiguïté. En effet, le pré marial se situe au bord du chemin, mais il est aussi un lieu d'accueil (« repaire ») et, à ce titre, le chrétien y est aussi un hôte. L'hospitalité mariale redouble celle du monde et s'y oppose par le réconfort qu'elle apporte. Le pré s'oppose aussi au monde en ce qu'il offre une vision maximale, une lucidité normalement interdite à sa condition :

omne que hi morasse                 nunqua perdrié el viso (Milagros, 14d)

La Vierge, qui accueille les pèlerins fatigués, est vue comme un havre de paix capable d'interrompre les souffrances du voyage et de procurer une stabilité (« ella es dichapuerto a qui todos corremos », 35). Mais en même temps, elle est aussi définie à partir d'images dynamiques : elle est un guide (32), une porte (35d) ou même une voie4. L'inclusion de la figure mariale dans le schéma de la peregrinatio ne produit pas une image uniforme, ni même à peu près stable, et pose des problèmes d'interprétation. Le pré marial est-il le but de la peregrinatio ? Le texte de Berceo définit le pré comme un « repaire », une étape ou un refuge au bord du chemin. Pourtant, cette étape semble déterminante pour atteindre le but, soit qu'elle donne l'image de son aboutissement, soit que, plus activement, elle réoriente le voyage et le facilite.

Les récits structurés comme une peregrinatio sont très nombreux dans les œuvres du mester de clerecía, non seulement dans celles de Berceo, qui mettent parfois en scène des pèlerinages ou des voyages dont la teneur religieuse est immédiatement identifiable, mais aussi dans les poèmes fondés sur la matière antique, tels le Libro de Alexandre et le Libro de Apolonio, qui l'appliquent à l'ensemble de leur structure narrative (c'est alors le récit tout entier qui suit l'itinéraire de l'homo viator). Par ailleurs ces dernières œuvres offrent un traitement spécifique de ces voyageurs païens, qui ne peuvent pas présenter de la même façon que les personnages de Berceo un modèle de rachat ou de salut. Je me propose d'examiner le motif de l'homo viator comme schéma narratif et symbolique chez Berceo, pour le confronter ensuite à la pérégrination des héros païens, telle qu'elle apparaît dans l'Alexandre et l'Apolonio. Enfin, je tenterai d'esquisser une réflexion plus générale pour comprendre cette omniprésence des pérégrinations dans les poèmes du mester en posant l'hypothèse que le récit lui-même, ce curso rimado, est un parcours symboliquement conçu comme celui d'un homo viator. Je suggérerai alors qu'il est possible de dresser un portrait du poète en homo viator, dont l'œuvre serait le voyage même.

 

Miracle marial et pèlerinage

La plupart des miracles mariaux recueillis par les Milagros de Berceo peuvent être considérés comme une intervention divine qui fait retrouver le droit chemin à un pécheur égaré, que ce chemin soit explicitement associé ou non à une peregrinatio. Au moins deux d'entre eux font intervenir directement la figure du pèlerin, les miracles « Le pèlerin de Saint-Jacques » (VIII) et « Le naufragé sauvé » (XXII), dont je voudrais tenter de montrer la logique.

Le miracle du pèlerin de Saint-Jacques fait référence à une réalité péninsulaire qui concerne au premier chef une communauté monastique comme San Millán de la Cogolla qui pouvait accueillir des pèlerins et constituer une étape dans leur voyage jusqu'au tombeau de l'Apôtre. Le récit, dont on conserve de nombreuses versions en Espagne et dans le reste de l'Europe 5, se teinte donc d'une connotation locale forte. Michael Gerli exploite, entre autres, ce récit pour poser l'hypothèse que les Milagros de Berceo seraient destinés en priorité à un public de pèlerins qui feraient étape à San Millán 6. Néanmoins, sans exclure a priori cette possibilité, même si ce récit devait être perçu comme plus enraciné dans un contexte local, c'est bien un schéma universel de la peregrinatio qu'il met en scène.

 

El romero de Santiago

MILAGRO VIII


182. Sennores e amigos por Dios e caridat,
Oid otro miraclo fermoso por verdat:
Sant Ugo lo escripso en Grunniego abbat 
Que cumtió a un monge de su soçiedat.

183.Un fraire de su casa, Guirat era clamado,
Ante que fuesse monge era non bien senado,
Façie a las de veçes follia e peccado,
Commo omne soltero que non es apremiado.

184.Vinol a corazon do se sedie un dia
Al apostolo de Espanna de ir en romeria:
Aguisó su façienda, buscó su compannia,
Destaiaron el termino commo fuessen su via.

185.Quando a essir ovieron, fizo una nemiga:
En logar de vigilia iogó con su amiga,
Non tomó penitençia commo la ley prediga,
Metiose al camino con su mala hortiga.

186.Pocco avie andado aun de la carrera,
Aves podrie seer la iornada terçera;
Ovo un encontrado cabo una carrera,
Mostrabase por bueno, en verdat non lo era.

187.El diablo antigo siempre fo traydor,
Es de toda nemiga maestro sabidor,
Semeia a las veçes angel del Criador,
E es diablo fino de mal sosacador.

 

   Grabado de Ascensión Biosca

Texto versión IER, Logroño 1974

 

188.Trasformóse el falso en angel verdadero,
Parosili delante en medio un sendero:
Bien seas tu venido, dissoli al romero,
Semeiasme cossiella simple commo cordero.

189. Essiste de tu casa por venir a la mía:
Quando essir quisiste fiçist una follia,
Cuidas sin penitençia complir tal romería,
Non telo gradirá esto Sancta Maria.

190. Quien sodes vos, sennor? dissoli el romero :
Recudiol: so Iacobo fijo de Zebedeo,
Sepaslo bien, amigo, andas en devaneo,
Semeia que non aves de salvarte deseo.

191. Dissol Guirald, sennor, pues vos que me mandades?
Complirlo quiero todo quequier que me digades,
Ca Veo lo que fiçe grandes iniquitades,
Non prísi el castigo que diçen los abbades.

192. Disso el falso Iacob: esti es el iudiçio:
Que te cortes loS miembros que façen el forniçio,
Dessent que te deguelles, farás a Dios serviçio,
Que de tu carne misma li farás sacrifiçio.

193. Crediolo el astroso locco e desessado:
Sacó su cuchellijo que tenie amollado,
Cortó sus genitales el fol mal venturado:
Dessende degollóse, murió descomulgado.

194. Quando los companneros que con elli isieron,
Plegaron a Guiraldo e atal lo vidieron,
Fueron en fiera cuita en qual nunca sovieron:
Esto commo avino, asmar non lo pudieron.

195.Vidien que de ladrones non era degollado,
Ca nol tollieron nada nil avien ren robado:
Non era de ninguno omne desafiado,
Non sabien de qual guisa fuera ocasionado.

196.Fussieron luego todos, e fueron derramados,
Teniense desta muerte que serien sospechados;
Porque ellos non eran enna cosa culpados,
Que serien por ventura presos e achacados.

197.El que dió el conseio con sus atenedores,
Los grandes e los chicos, menudos e maiores,
Trabaron de la alma los falsos traydores,
Levabanla al fuego a los malos suores.

198.Ellos que la levaban non de buena manera,
Víolo Sanctiago cuyo romeo era,
Yssiolis a grant priessa luego a la carrera,
Paróselis delante enna az delantera.

199.Dessad, disso, maliellos, la preda que levades,
Non vos iaz tan en salvo commo vos lo cuidades,
Tenedla a derecho, fuerza non li fagades,
Creo que non podredes, maguer que lo querades.

200.Recudioli un diablo, paróseli refaçio:
Iago, quiereste fer de todos nos escarnio?
A la razon derecha quieres venir contrario?
Traes mala cubierta so el escapulario.

201.Guirald fezo nemiga, matósse con su mano,
Debe seer iudgado por de Iudas ermano,
Es por todas las guissas nuestro parroquiano,
Non quieras contra nos, lago, seer villano. 

202.Dissoli Santiago: don traydor palabrero,
Non vos puet vuestra parla valer un mal dinero:
Trayendo la mi voz commo falsso voçero,
Diste conseio malo, matest al mi romero.

203.Si tu non le dissiesses que Santiago eras,
Tu non li demostrasses sennal de mis veneras,
Non dannarie su cuerpo con sus mismes tiseras,
Nin iazdrie commo iaçe fuera por las carreras.


 

 

204.Prísi muy grant superbia de la vuestra partida
Tengo que la mi forma es de vos escarnida,
Matastes mi romeo con mentira sabida,
Demas veo agora la alma mal traida.

205.Seedme a iudiçio de la Virgo Maria:
Io a ella me clamo en esta pleitesia,
Otra guisa de vos io non me quitaria,
Ca veo que traedes muy grant alevosia.

206.Propusieron sus voçes ante la Gloriosa,
Fo bien de cada parte afincada la cosa,
Entendió las razones la Reyna preçiosa,
Terminó la baraia de manera sabrosa.

207.El enganno que príso pro li debie tener,
Elli a Santiago cuidó obedeçer,
Ca tenie que por esso podrie salvo seer;
Mas el engannador lo debie padeçer.

208.Disso: io esto mando e dolo por sentençia:
La alma sobre quien avedes la entençia,
Que torne en el cuerpo, faga su penitençia
Desend qual mereçiere, avrá tal audiençia.

209.Valió esta senten~ia, fue de Dios otorgada,
Fué la alma mesquina en el cuerpo tornada,
Que pesó al diablo, a toda su mesnada,
A tomar fo la alma a la vieia posada.

210.Levantose el cuerpo que iaçie trastornado,
Alimpiaba su cara Guirald el degollado,
Estido un ratiello commo qui descordado,
Commo omne que duerme e despierta irado.

211.La plaga que oviera de la degolladura,
Abes pareçie della la sobresanadura:
Perdió él la dolor, e toda la cochura:
Todos diçien: est omne fue de buena ventura.

212.Era de lo al todo sano e meiorado,
Fuera de un filiello que tenie travesado;
Mas lo de la natura quanto que fo cortado,
Non li creçió un punto, fincó en su estado.

213.De todo era sano, todo bien encorado,
Pora verter su agua fincoli el forado,
Requirió su repuesto lo que traie trossado,
Pensó de ir su vía alegre e pagado.

214.Rendió graçias a Dios e a Sancta Maria,
E al sancto apostolo do va la romeria:
Cueitóse de andar, trobó la compannia:
A vien esti miraclo por solaz cada dia.

215.Sonó por Compostela esta grant marabilla,
Vinienlo a veer todos los de la villa:
Diçien: esta tal cosa debriemos escribilla,
Los que son por venir plazralis de oilla.

216.Quando fo en su tierra, la carrera complida,
E udieron la cosa que avie conteçida,
Tenie grandes clamores, era la gent movida
Por veer esti Lazaro dado de muert a vida.

217. Metió en su façienda esti romeo mientes,
Commo lo quitó Dios de maleitos dientes,
Desemparó el mundo amigos e parientes,
Metiose en Gruniego, vistió pannos punientes.

218. Don Ugo omne bueno de Gruniego abbat,
Varon religioso de muy grant santidat,
Contaba est miraclo que cuntió en verdat,
Methiolo en escripto, fizo grant onestat.

219. Guirad finó en orden, vida buena façiendo,
En dichos e en fechos al Criador sirviendo,
En bien perseverando, del mal se repindiendo,
El enemigo malo non se fo dél ridiendo

 

Un homme nommé Guirald décide de faire un pèlerinage à Saint-Jacques mais, avant de prendre la route, il commet un péché de chair et ne fait pas pénitence. Alors qu'il est déjà en route, le diable lui apparaît sous les traits de saint Jacques lui-même : «paróseli delante en medio un sendero » (188b). Cette expression montre comment l'apparition empêche physiquement la poursuite du cheminement : elle est un obstacle au pèlerinage et va, en effet, le compromettre. Le Diable déguisé en saint Jacques explique à Guirald que, pour laver son péché charnel, il doit s'émasculer et se suicider. Le pauvre pèlerin le croit et lui obéit. À ce moment, l'enjeu du récit se modifie : le pèlerinage à Saint-Jacques n'est plus au centre de l'histoire, mais c'est le salut de Guirald qui est en jeu. Le diable lui-même avait introduit ce thème pour abuser de la crédulité du pèlerin, en lui déclarant : « semeja que non aves de salvarte deseo » (190d). Après le suicide de Guirald, son âme est emportée par les démons vers le feu de l'enfer. Le pèlerinage d'ici-bas fait donc place à une pérégrination de l'âme dans l'au-delà, dont le sens même est inversé puisque sa destination s'annonce des plus funestes. Cependant, de même que le diable a su dévier le pèlerinage terrestre de Guirald en prenant l'apparence de saint Jacques, de même, le véritable saint Jacques, dans l'au-delà, s'efforce à son tour de dévier le voyage fatal de l'âme de son pèlerin vers l'enfer. Dans un premier temps, le saint intervient contre les démons, mais ceux-ci ont la loi de leur côté : ils lui rappellent le suicide de Guirald et ne veulent rien entendre. S'engage alors un procès céleste, comme c'est souvent le cas dans les Milagros ainsi que dans la littérature de miracles en général, et le cas est résolu grâce à une instance d'appel. Guirald, en bon intercesseur, en appelle à la Vierge qui tranche le débat et donne sa sentence, elle-même ratifiée par Dieu : l'âme de Guirald doit retourner dans son corps et, après une juste pénitence terrestre, elle sera à nouveau jugée. Guirald est donc ressuscité. Il retrouve ses compagnons de pèlerinage et entre à Compostelle où tout le monde reste ébahi devant le miracle. Enfin, il décide d'entrer en religion, à Cluny, et adopte un comportement exemplaire jusqu'à sa mort.

Le pèlerinage à Saint-Jacques était donc un préalable symbolique pour représenter la peregrinatio vitae du personnage, qui se serait mal finie si saint Jacques et la Vierge n'étaient pas intervenus. Par le miracle marial, qui affecte ici directement l'économie du salut, le destin de l'âme est relancé et réorienté. Le miracle ne consiste pas à effacer les signes du péché. En effet, même ressuscité, Guirald conserve sur son corps les traces de sa violence envers lui-même : il garde une fine cicatrice à la gorge La plaga que oviera de la degolladura / abés parecié d'ella la sobresanadura », 211ab) et surtout, il ne retrouve pas sa virilité mas lo de la natura, cuanto quefo cortado, / no li creció un punto, fincó en su estado », 212cd). Les imperfections de ce corps raccommodé ne sont pas des limites à l'intervention miraculeuse, mais, parce qu'elles sont visibles, permettent au contraire d'en attester la véracité. Guirald devient l'objet de tous les regards :

Sonó por Compostela                esta gran maravilla,

viniénlo a veer                          todos los de la villa (Milagros, 215ab).

Et même une fois retourné chez lui, il attire une foule de curieux :

[...] tenién grandes clamores   era la gent movida

por veer esti Lázaro                  dado de muert a vida (Milagros, 216cd).

Tout se passe comme si Guirald, une fois son pèlerinage accompli, était devenu lui-même objet de pèlerinage. Au sens propre, il incarne les signes du miracle et, à ce titre, en assure la permanence au regard de tous. Les signes du péché se sont inversés pour devenir ceux du miracle. Et au tout premier chef, l'émasculation que le personnage avait pratiquée sur sa propre chair est à présent reprise de façon symbolique : Guirald décide de devenir moine et il reproduit donc symboliquement cette castration volontaire. Le miracle est ce qui a permis le passage d'un sens propre à un sens figuré, tout comme le pèlerinage à Saint-Jacques était devenu le symbole de la peregrinatio humaine en général. L'intervention mariale, au total, est bien plus qu'une étape sur le chemin de la vie humaine : elle décide d'une réorientation décisive de l'ensemble du voyage. Dans son prologue, Gonzalo de Berceo ne nous disait pas en quoi la découverte du pré infléchissait sa romería. Guirald, quant à lui, peut attribuer à l'intervention mariale non seulement le rachat de sa faute, mais aussi sa vocation monastique. On pourrait voir dans ce parallélisme une confirmation de l'idée de James Burke, pour qui le pré marial est avant tout l'image même du monastère 7.

D'ailleurs, dans les vies de saints de Berceo, la Vida de san Millán et la Vida de santo Domingo, le terme romería apparaît fréquemment pour désigner le déplacement des malades vers les tombeaux des saints, à San Millán ou à Silos, pour y recevoir un miracle curatif8. L'itinéraire de Guirald qui commence par un voyage et qui finit dans un monastère est aussi l'affirmation du monastère comme lieu de stabilité spirituelle, qui se construit avant tout contre l'errance mondaine due au péché. Entre les deux, l'épisode céleste vécu par l'âme du pèlerin relève à la fois du mouvement et de la stabilité. Le miracle marial ne met pas fin à la pérégrination du personnage, mais la relance, au contraire, la remet dans le droit chemin.

On retrouve cette structure, avec quelques différences, dans le miracle du naufragé sauvé. Ce récit met en scène le pèlerinage maritime d'un groupe de fidèles, parmi lesquels se trouve un évêque, vers Jérusalem :

Cruzáronse romeos        por ir en Ultramar

saludar el Sepulcro,       la Vera Cruz orar (Milagros, 588ab).

La mer est souvent, dans les poèmes du mester de clerecía, le lieu ambivalent où s'exprime le caprice du destin (ventura, fado) et elle devient parfois pensons au Libro de Apolonio9 l'image même de ce destin hasardeux, non seulement parce qu'elle est le lieu de l'errance, mais aussi parce que, malgré ses abords favorables, elle peut se changer en redoutable danger. La tempête est une force d'inversion qui figure le tournant que peut prendre le destin de l'homme. Dans le récit de Berceo, cette inversion s'applique à la réaction même des pèlerins :

[...] mas tóvolis su fado         una mala celada

fo la grand alegría                  en tristicia tornada (Milagros, 590cd).

Dans la tempête qui fait rage et qui compromet le pèlerinage, l'enjeu de l'histoire change. Le navire devenant ingouvernable et étant voué au naufrage, le capitaine fait évacuer dans une barque les personnages de haut rang, dont l'évêque. Un des pèlerins plus modestes tente également de sauter dans cette barque, mais il manque son coup, tombe à l'eau et se noie, avec la plupart des autres. Parvenus à la plage, l'évêque et les autres rescapés déplorent la mort de leurs compagnons. Observant la surface de la mer pour voir si apparaissent des corps, ils voient alors s'élever des

colombes qui sortent des flots vers le ciel et qu'ils identifient comme les âmes des défunts. Ce premier fait miraculeux ne modifie pas le cours des événements : il ne fait que les rendre visibles aux témoins et lisibles au lecteur. La mer, qui libère des âmes au lieu de restituer des corps, est ici, à un titre supplémentaire, le lieu de l'inversion. De plus, les rescapés, naguère peinés pour leurs compagnons noyés, sont à présent envieux de leur sort. Le récit rapporte leurs paroles au discours direct :

Dicién: «¡Aÿ, romeos!,                    vós fuestes venturados,

que ya sodes "per ignem                e per aquam" passados;

nós fincamos en yermo                  como desamparados,

nós velamos, ca vós                      dormides segurados.

Grado al Padre Sancto                   e a Sancta María,

ya vestides la palma                      de vuestra romería;

nós somos en tristiçia                   e vos en alegría,

nós cuidamos fer seso                  e fiziemos follía» (Milagros, 602-603).

Cette inversion est essentielle à la conception chrétienne du salut : la vie véritablement désirable n'est pas celle d'ici-bas, mais bien celle de l'âme après la mort, si elle a mérité de se trouver auprès de Dieu. Dans notre récit, bien que le pèlerinage à Jérusalem ait été interrompu par le naufrage, les voyageurs noyés ont accompli un pèlerinage d'un autre ordre («ya ves-tides la palma de vuestra romería ») qui les a manifestement conduits au paradis, munis de la palme, symbole de leur récompense céleste. L'expression latine «per ignem e per aquam » renvoie à un psaume qui souligne la récompense que Dieu donne après les épreuves10. Dans le récit de Berceo, l'échec du pèlerinage géographique a permis l'heureux accomplissement de la transition en ce monde, cette peregrinatio vitae qui est le sort de tout chrétien. Comme dans le miracle du pèlerin de Saint-Jacques, le récit est construit à partir d'un pèlerinage pour mettre en scène, par analogie mais aussi par dépassement, la peregrinatio vitae, qui donne au texte son deuxième niveau de lecture.

Or, comme dans le miracle du pèlerin de Saint-Jacques ou dans le prologue du recueil, la rencontre avec la Vierge est désignée comme un moment décisif de cet itinéraire. Les rescapés du naufrage, alors qu'ils se lamentent de ne pas faire partie des noyés, voient sortir des flots un pèlerin miraculé :

[...] vidieron de la mar        essir un pelegrino,

semejava que era                romeruelo mesquino (Milagros, 604cd).

Ce pèlerin, bien entendu, n'est autre que l'homme qui s'était noyé en voulant sauter dans la barque lors du naufrage. Son retour à la vie est le résultat d'un miracle marial. D'abord incrédules face à cet homme qui semble bien vivant après être resté plus d'une heure sous l'eau, les présents entendent son récit qui certifie l'intervention de la Vierge. Au moment où il allait se noyer, le naufragé a invoqué le nom de Marie et, aussitôt, elle l'a secouru en l'enveloppant dans un drap prodigieux un buen paño ») qui l'a protégé des flots. Or, à l'issue du miracle, le bénéficiaire n'apparaît pas revêtu d'une gloire visible, mais seulement comme un « romeruelo mesquino », dont on ne sait tout d'abord si c'est pour lui une chance ou un malheur d'avoir échappé à la mort. Comme il n'appartient ni au groupe des noyés qui ont sauvé leur âme ni à celui des rescapés qui ont atteint la plage, cet homme correspond à une troisième figure du pèlerin. Sans avoir accompli saperegrinatio vitae, il a pu avoir un avant-goût de cet accomplissement grâce au miracle marial. Contrairement au miracle du pèlerin de Saint-Jacques, l'intervention mariale n'affecte pas ici l'économie du salut. Le personnage n'est pas un pécheur racheté au terme d'un procès céleste. De fait, son sort ressemble à celui de Gonzalo de Berceo lui-même, tel qu'il se décrit dans l'allégorie du prologue. D'ailleurs, dans le témoignage du naufragé, l'étoffe mariale qui l'a accueilli est évoquée en des termes qui renvoient explicitement à un pré aux vertus prodigieuses :

Nunqua tan rica obra            vío omne carnal,

obra era angélica,                ca non materïal;

tan folgado yacía                 como so un tendal,

o como qui se duerme          en un verde pradal.

 

Feliz será el alma                 e bienaventurada

que so tan rica sombra         fuere asolazada;

nin frío nin calura                 nin viento nin elada

non li fará enojo                   que sea embargada (Milagros, 610-611).

Contrairement à ses compagnons d'infortune qui sont morts noyés, le miraculé n'est pas passé « per ignem et per aquam » puisque son expérience fut douce et tempérée ninfrío nin calura, nin viento nin elada»). Suivent trois autres strophes qui décrivent les bienfaits du drap et qui l'assimilent au paradis, puisque c'est ce drap, nous dit le texte, qui accueille les vierges glorieuses qui sont aimées du Christ. L'étoffe mariale est un lieu d'accueil, un « repaire » analogue au pré du prologue qui tient du paradis sur terre. Le manteau de la Vierge joue exactement le même rôle dans le miracle XIX, « L'accouchement merveilleux », où une femme enceinte est sauvée de la noyade par la Vierge et sort des flots, son enfant dans les bras. Aussi bien dans le prologue du recueil que dans ces récits de noyade, le miracle marial n'est pas le terme de la peregrinatio vitae : au contraire, il la relance en lui donnant une nouvelle orientation. Dans les miracles qui mettent en scène le jugement de l'âme dans l'au-delà, tels celui du pèlerin de Saint-Jacques déjà évoqué, nous avons vu que cette relance permettait le rachat d'un péché mortel. Dans le cas du naufragé sauvé, c'est moins le salut de l'âme qui est en jeu, comme terme du parcours de la peregrinatio vitae, que ce parcours lui-même, dans sa dimension collective et universelle. Après avoir raconté son histoire et attesté l'origine mariale du miracle, le naufragé disparaît du récit et c'est le groupe des pèlerins, considéré comme une seule unité, qui se réjouit du miracle et accomplit enfin le pèlerinage en Terre sainte (« Cumplieron los romeos desend su romería », 616a). Il est évident que ce pèlerinage, comme simple voyage pieux finalement mené à son terme, n'est plus l'enjeu du texte : d'abord relayé par la peregrinatio vitae, il l'a été ensuite par le miracle marial, dont la portée est universelle.

La dimension universelle du miracle est affirmée de deux façons qui, l'une et l'autre, éclairent la conception de l'homo viator proposée par le texte de Berceo. Tout d'abord, comme dans le prologue du recueil, il me semble que la figure du pèlerin rescapé symbolise l'humanité et son itinéraire dans l'histoire sacrée. En effet, en conclusion de son récit, le narrateur reprend à son compte les actions de grâces adressées à la Vierge pour son miracle et justifie ainsi la dévotion que nous devons à Marie :

[…] ca por ella issiemos           de la cárcel penosa

en que todos yaziemos,            foya muy periglosa (Milagros, 620cd).

 

Por el so sancto fructo             que ella concibió,

que por salud del mundo           passión e muert sufrió,

issiemos de la foya                  que Adán nos abrió

cuando sobre deviedo del mal   muesso mordió (Milagros, 622).

L'image de la fosse (foya) pour représenter le péché dans lequel Adam et Ève ont précipité l'humanité et duquel elle a été sauvée par le Christ est traditionnelle. Il se trouve seulement que, dans le contexte concret où elle s'insère, cette image banale donne rétrospectivement un tout autre sens au récit. Le miraculé est lui-même un homme qui était tombé dans un gouffre et qui a été tiré des flots grâce à l'intervention mariale. Son histoire se prête donc à l'allégorie que Berceo appose au récit : image d'une pérégrination individuelle, l'itinéraire du naufragé sauvé est aussi celle d'une historia salutis qui condense le parcours de l'humanité. Le miracle marial rejoue, à une échelle réduite, l'ensemble de l'histoire du salut. Puisque Marie est celle par qui la rédemption a pu advenir, ses interventions miraculeuses manifestent et actualisent cet état de grâce et cette Loi nouvelle dont elle a permis l'instauration. Michael Gerli a montré de façon convaincante comment pour les Milagros, aussi bien dans le prologue que dans chacun des récits, la structure propre à la figuration ou typologie biblique était fondamentale11. À ce titre, le miracle du pèlerin de Saint-Jacques offre une esquisse de récupération du schéma typologique. Nous avons vu comment la castration du pèlerin Guirald pouvait annoncer symboliquement — par similitude, mais aussi par dépassement — son entrée dans la vie religieuse. Or, le diable, pour le pousser à commettre cet acte abominable lui donne l'argument suivant :

que te cortes los miembros           que facen el fornicio,

dessent que te degüelles;             farás a Dios servicio,

que de tu carne misma                lifarás sacrificio (Milagros, 192bcd).

Donner de la chair en sacrifice à Dieu est le propre des holocaustes de la Loi ancienne, si souvent évoqués dans l'Ancien Testament. L'obéissance aveugle de Guirald aux injonctions de ce diable déguisé en saint Jacques, mais que le texte compare aussi à un ange Transformóse elfalso en ángel verdadero », 188a), peut rappeler, par ailleurs, le sacrifice d'Abraham, à ceci près que cet ange du mal n'arrête pas la main armée du couteau, mais qu'au contraire il inspire le geste criminel. Par ailleurs, hormis l'holocauste, je pense que le geste de Guirald peut renvoyer à la circoncision, également requise par la Loi ancienne. Dans les deux cas, il s'agit de pratiques que l'avènement du Christ a abolies tout en révélant leurs significations typologiques pour le chrétien : elles préfigurent respectivement l'eucharistie et le baptême. Ainsi, le miracle marial, de façon implicite, rejoue symboliquement le passage de la Loi ancienne à la Loi nouvelle et renvoie au parcours historique de l'humanité. La différence est que ce schéma universel est beaucoup plus explicite dans le miracle du naufragé sauvé.

L'autre façon qu'ont ces récits d'affirmer la dimension universelle de la perigrinatio est de substituer au miracle comme événement le miracle comme récit et comme texte. Dans l'histoire du pèlerin de Saint-Jacques, nous avons dit comment le corps du miraculé devenait, à lui seul, l'objet d'un pèlerinage de curieux qui sont autant de témoins indirects de l'événement miraculeux. L'événement donne lieu également à une circulation de la nouvelle et laisse place à un récit qui, selon les témoins, appelle une mise par écrit :

dicién: «Esta tal cosa                deviemos escrivilla,

los que son por venir                 plazrális de oílla» (Milagros, 215cd).

Et finalement, c'est une grande autorité, saint Hugues de Cluny, qui consigne de sa main le récit dans un livre. Le miracle du naufragé sauvé réserve une place encore plus importante à la mise par écrit du récit et à sa circulation. Le récit du miraculé provoque un grand émoi chez ses auditeurs :

dizién todos que fuera           una estraña cosa,

fizieron end escripto,             leyenda muy sabrosa (Milagros, 617).

La mise par écrit n'est que le prélude à la circulation du récit, qui semble assumer à lui seul de nouvelles pérégrinations :

La fama desti fecho              voló sobre los mares,

no la retovo viento,                pobló muchos solares;

metiéronla en libros              por diversos lugares,

ond es oÿ bendicha               de muchos paladares (Milagros, 619).

La renommée du miracle qui vole au-dessus des mers sans se soucier du vent rappelle évidemment, par inversion, le voyage maritime des pèlerins, mis à mal par la tempête. Cette symétrie permet d'asseoir la victoire du miracle, mais elle établit aussi que les mots ont avantageusement remplacé les faits. Le récit et ses versions écrites se sont substitués à l'événement pour assurer sa transmission et sa postérité et, en même temps, pour introduire une peregrinatio qui n'est plus celle de Y homo viator, mais celle de sa parole 12.

Au total, le pèlerinage dans les Milagros, plutôt qu'un thème cultivé pour lui-même, est le support d'une réflexion sur le parcours spirituel de l'homme, sur l'histoire du salut, mais aussi sur la circulation de la parole et sur la translation du texte. La richesse du motif de la peregrinatio tient à sa grande plasticité, qui lui permet de s'adapter à des projets littéraires très différents. Dans le cas des Milagros, l'intervention mariale est perceptible comme un point décisif dans chacun de ces itinéraires : la Vierge sauve le pécheur individuel par son miracle ; elle a sauvé l'humanité en permettant l'avènement de la Loi nouvelle ; elle contribue à la circulation de sa propre leyenda et va même idéalement jusqu'à guider l'entreprise littéraire du poète. Une fois considéré de cette manière, tout itinéraire n'est plus seulement un voyage hasardeux, mais peut devenir la manifestation d'une providence qui témoigne d'un ordre divin. Le parcours de l'homo viator perd son caractère arbitraire et la pérégrination, issue du péché, peut devenir un cheminement vers la grâce 13.

 

L'itinéraire des païens : errance ou pèlerinage ?

Contrairement aux poèmes de Berceo, le Libro de Alexandre et le Libro de Apolonio transmettent et adaptent une matière antique qui met en scène des personnages païens. Ces personnages connaissent des voyages, des pérégrinations ou des errances qui, par bien des aspects, ressemblent à ceux des pèlerins des Milagros. Par ailleurs, les deux poètes anonymes, dans leur élaboration littéraire, ont prolongé par leurs propres innovations la christianisation et — pour reprendre le terme de Ian Michael14 — la « médiévalisation » déjà appliquées dans leurs sources à cette matière antique. Les personnages principaux sont ainsi dotés de certains attributs des monarques médiévaux ; ils sont capables de faire référence à Dieu, voire de lui adresser des prières, et ils évoluent dans un monde qui, par un anachronisme parfois involontaire, parfois étudié, paraît vraisemblable et rece-vable à un public du XIIIe siècle. Cependant, leur statut de païens interdit que l'on interprète leur itinéraire compliqué comme la quête individuelle du salut de leur âme, comme une peregrinatio vitae qui mènerait au bonheur céleste. Cette limite, posée sans ambiguïté15, exige que l'on distingue nettement leurs pérégrinations de celles des chrétiens, qu'ils soient personnages ou lecteurs des récits. Apparemment, il ne saurait exister d'exemplarité littérale de ces personnages. Dans le cas d'Alexandre, d'ailleurs, le récit choisit, par son inflexion finale qui précipite le héros dans l'orgueil et souligne sa chute, de nier clairement la validité du modèle, au point d'en faire un exemple négatif, malgré son destin prodigieux. Les héros ne sont pas des modèles directement assimilables par le chrétien qui lit leurs aventures. L'Alexandre et YApolonio, pour attribuer à leurs figures de l'homo viator une portée morale et religieuse applicable à la condition chrétienne, doivent donc déployer une formidable rhétorique de l'analogie, voire de l'allégorie, selon des nuances et des degrés qui tendent à se démultiplier. Cette démarche analogique, qui prétend assimiler événements et personnages à des signes d'autres choses, à les construire comme des symboles ou préfigurations de réalités et de valeurs chrétiennes, investit les poèmes dans leur ensemble et dans leur détail.

C'est le Libro de Apolonio qui fait référence de la façon la plus massive et évidente aux symboles de l'homo viator et de la peregrinatio vitae. Toute l'intrigue pourrait se résumer à une succession de fuites, de voyages maritimes, de tempêtes qui brisent les navires ou les dévient de leur route, d'exils et de retours. Le roi Apolonio quitte Tyr pour revenir à Tyr et son itinéraire, qui est aussi bien géographique que symbolique, est celui d'un étranger en tout lieu. L'errance est le sort du personnage principal, mais le sort aussi de sa femme Luciana et de sa fille Tarsiana, dont le parcours s'éloigne de celui du héros pour le rejoindre à la fin, le retour à la stabilité étant rendu possible par le rétablissement de liens familiaux solidement structurés. Car l'instabilité initiale, le péché originel de cette histoire qui condamne les personnages à l'errance et à l'erreur, consiste précisément en une transgression monstrueuse de la structure parentale, à savoir l'inceste, commis par le roi Antiocho et sa fille, un péché sans nom que le père dissimule et révèle à la fois par une énigme qu'il pose à tous les prétendants qui demandent la main de sa fille. Au début de l'histoire, Apolonio est l'un de ces prétendants et c'est parce qu'il a résolu l'énigme et révélé l'inceste qu'il doit prendre le chemin de l'exil. Non seulement sa tête est mise à prix par Antiocho, mais il croit lui-même que sa réponse à l'énigme était erronée. Chez Apolonio, l'abandon d'un royaume va de pair avec l'abandon d'une confiance dans le savoir : les livres consultés n'apportent aucune réponse. Ce roi intellectuel qui perd son royaume et les fondements de son savoir devient, ainsi dépouillé de tout ce qui le définit, un homme à l'identité suspendue, un pur homo viator sans nom (« el nombre que hauia, perdllo en la mar », 172c), condamné à négocier ou à accepter l'hospitalité temporaire d'une ville, d'un simple pêcheur ou d'un roi16. Apolonio devient par antonomase el pelegrino, el romero, et c'est sous ce nom que Luciana, sa future femme, le désigne à son père comme l'homme qu'elle veut épouser :

[…] que con el pelegrino               quería ella casar

que con el cuerpo solo                 estorçió de la mar (Apolonio, 223cd).

Apolonio n'est pas seulement un homo viator : il est devenu l'incarnation du topos lui-même, le modèle de cette condition humaine sur laquelle s'acharnent les caprices de la vie de ce monde. Estrângilo, qui accueille Apolonio après la perte de Luciana, reconnaît dans les mésaventures du roi le destin d'une humanité soumise à ce monde essentiellement instable (« non sabe luengamientre estar en un estado », 339b) et qui ne cesse de donner et de reprendre en dar t en toller es todo su vezado », 339bc) :

En ti mismo lo puedes                 esto bien entender,

si corazón ouieses                      deuiéslo conocer,

nunqua más sopo omne              de ganar τ perder

deuyéte a la cuyta                      esto gran pro tener (Apolonio, 340).

Exemple suprême des gains et des pertes alternés, le parcours d'Apolonio n'est pas seulement un désordre, il est l'ordre du monde : en prendre conscience, c'est déjà retrouver une part de son identité. La pérégrination en ce monde, conséquence du péché des hommes, est aussi la seule manière qu'ils ont de se construire une identité renouvelée. Au fil du récit, le cours du monde régi par les aventuras ou une ventura arbitraire cède le pas à un destin orienté qui conduit les personnages égarés à se rassembler et à reconstruire l'unité familiale. Après avoir retrouvé sa fille qu'il croyait morte et surmonté le danger de l'inceste, c'est même guidé par une vision surnaturelle que le héros peut retrouver sa femme. Le monde et le destin instables sont donc secrètement régis par une providence et c'est en prenant conscience de cet ordre universel que le personnage rétablit l'ordre individuel, c'est-à-dire la stabilité de son identité, de sa famille et de son pouvoir politique qui, tous, en sortent grandis. Même le païen a bénéficié d'une aide providentielle de Dieu, ce qui offre l'histoire d'Apolonio comme un exemple a fortiori, qui laisse au chrétien de plus grands espoirs encore. Pour fonctionner ainsi, l'exemplarité du récit doit être interprétée avec discernement. Des indices, à la fin de l'œuvre, laissent entendre que l'exemplarité n'est pas littérale : c'est par analogie que l'itinéraire des personnages païens peut figurer la peregrinatio du chrétien. Cependant, les vertus des personnages et leur persévérance invitent littéralement à bien agir en ce monde, car c'est de cela que dépend l'issue du voyage : « qual aquí fiziéremos, allá tal reabremos » (651c). Le passage en ce monde est accessoire, parce qu'il est transitoire, mais il est aussi primordial, car c'est seulement en éprouvant sa dureté que l'on peut gagner le salut. Les efforts des païens pour rétablir une heureuse stabilité ici-bas signifient donc, allégo-riquement et littéralement, ceux des chrétiens pour mériter le bonheur dans l'au-delà.

Le régime exemplaire du monde païen, dans le Libro de Alexandre, présente de nombreux points communs avec ce modèle. Il paraît, pourtant, plus complexe. Une des caractéristiques du récit est que les principaux événements évoqués acquièrent, explicitement ou implicitement, le statut de signes annonciateurs d'autres événements. La naissance d'Alexandre s'accompagne de prodiges qui prophétisent sa gloire, et l'enfance du héros rend manifestes déjà tous ses exploits futurs. Si l'on privilégie la problématique de la peregrinatio, il apparaît qu'avant même d'entreprendre ses premières conquêtes, Alexandre se caractérise par une insatisfaction fondamentale qui traduit, par des gesticulations de son corps, le mouvement de ses campagnes militaires à venir :

Revolviés' a menudo              e retorçiés los dedos,

non podié con la quexa          los labros tener quedos;

y andava preando                  las tierras de los medos,

quemándoles las miesses,    cortando los viñedos (Alexandre, 30).

Or, cette insatisfaction qui appelle l'action s'énonce dès le départ en termes de voyage, d'errance, voire de pèlerinage, et assimile donc le personnage à un homo viator autant qu'à un grand guerrier. Les premières armes du jeune chevalier, sur les terres du roi Nicolao, ressemblent moins à un apprentissage des règles militaires qu'à une errance mal contrôlée en quête d'aventures : «fue buscar aventuras, su esfuerço provar» (127b). Et, de l'aveu même de l'intéressé :

Andamos por las tierras         los corpos delectando,

por yermos e poblados          aventuras buscando,

a los unos parçiendo,            a los otros robando;

qui a nos trebejo busca,       nos va dello gabando (Alexandre, 132).

Ce portrait d'Alexandre en chevalier errant, voire en bandit de grands chemins, est ensuite corrigé par d'autres épisodes où la violence est davantage canalisée par un esprit mesuré qui doit beaucoup aux sages conseils d'Aristote, maître de clerecía autant que de savoir militaire. L'errance se trouvera aussi orientée par la nécessité de vaincre Darius, roi des Perses, puis Porus, roi de l'Inde, dans un mouvement qui mène le héros toujours plus loin vers l'Orient. Cet itinéraire géographique et symbolique vers les terres connues et inconnues de l'Asie, continent qui, nous dit le poète, est le plus digne de tous pour avoir porté le Christ, peut ainsi s'apparenter à un pèlerinage. Avant de se lancer dans ses conquêtes, le jeune Alexandre qui vient d'apprendre que son peuple est soumis à Darius, énonce son projet ainsi : « dexaré Europa e passaré la mar » (2b). Bien plus tard, alors qu'il a atteint Jérusalem, lieu symbolique entre tous, il révèle à ses soldats une vision qu'il a reçue dans sa jeunesse et dans laquelle un mystérieux personnage vêtu de blanc lui a dicté sa mission :

[...] salte de Eüropa,          vete a Ultramar

avrás todos los regnos       del mundo a ganar (Alexandre, 1157bc)

Ultramar, dans l'imaginaire des lecteurs du XIIIe siècle, ne peut renvoyer qu'à la Terre sainte, qui est précisément le lieu où se trouve Alexandre au moment où il révèle cette vision qu'il a eue dans sa jeunesse. Le passage du héros à Jérusalem lui confère une dimension protochrétienne et même protochristique que bien d'autres éléments confirment dans le récit. À Jérusalem, Alexandre comprend le sens de sa vision en identifiant au grand prêtre juif (obispo dans le texte) l'émissaire vêtu de blanc qui lui était apparu : il accorde alors aux juifs des privilèges et des exemptions, comme s'il avait compris que ce peuple jouissait de l'élection divine. Et c'est en consultant les livres sacrés qu'il se reconnaît lui-même dans cette prophétie de Daniel qui n'annonce certes pas la venue du Messie, mais celle d'un bouc capable de faire plier l'Asie sous sa puissance. Alexandre voit donc son destin intimement relié à l'histoire sacrée. Par ailleurs, c'est à l'issue de son séjour à Jérusalem qu'il décide de partir vers la Libye, où se trouve le temple d'Amon. Bien qu'il s'agisse d'un culte païen, les termes employés renvoient à un contexte connu pour les lecteurs ou auditeurs castillans du XIIIe siècle, celui du chemin de Saint-Jacques :

Entról en voluntad                 de ir en romería (Alexandre, 1167d).

 

Priso su esportilla                e priso su bordón,

pensó por ir a Libia              a la siet de Amón,

—do Júpiter a Bacus           ovo dado grant don—,

por dar y su ofrenda             e fer su oraçión (Alexandre, 1168).

La vocation de pèlerin d'Alexandre honore un dieu païen, comme cela va de soi, mais cet épisode, parce qu'il suit presque immédiatement celui de Jérusalem, est fortement travaillé par un système d'analogies. La transposition d'une vision entièrement chrétienne sur un pèlerinage païen a pour effet de brouiller quelque peu le statut du personnage, tant que la nature de l'analogie n'est pas éclaircie. Comment situer donc Alexandre entre la figure d'un païen errant vers des victoires qui vont le mener à sa perte et celle d'un pèlerin protochrétien ? Je crois que la prise en compte de la peregrinatio et de ses manifestations dans le récit peut permettre de mieux cerner la construction symbolique qui se nomme Alexandre.

Dans un premier temps, nous l'avons vu, Alexandre est pur mouvement, non seulement parce que l'intrigue l'exige, multipliant les voyages maritimes et les campagnes militaires terrestres, parce que les harangues du roi à ses soldats exaltent constamment le besoin de poursuivre la conquête, mais aussi parce que le personnage en vient à représenter l'instabilité qui régit le monde lui-même. La poussée conquérante d'Alexandre coïncide avec la protection que lui confère le destin, désigné par des termes tels que ventura ou fado. Un traître grec explique à Darius que c'est de là que provient la puissance d'Alexandre et de ses troupes :

Demás son en fazienda           omnes aventurados,

que andan con agüeros           e guíanlos los fados (Alexandre, 923ab).

Les aventuras propres à l'errance sont donc néanmoins guidées par une ventura qui leur donne un sens et qui, en l'occurrence, assure leur succès. Il est vrai que son association aux agueros lui donne une connotation toute païenne. Mais dans la construction ambivalente d'Alexandre comme un païen qui reconnaît l'existence d'un Dieu unique, cette ventura peut aussi, au-delà des augures, ressembler à la providence divine. Le héros déclare à propos de la vision qu'il a reçue dans sa jeunesse :

Bien sepades, amigos,          que aquel mandadero

mensaje fue de Dios              por fer a mí certero;

a mí Esse me guía,               non otro agorero,

vos lo veredes todos             que será verdadero (Alexandre, 1162).

Tout l'itinéraire d'Alexandre, comme celui d'Apolonio, se joue à cette distance conceptuelle qui sépare les ventura,fortuna oufado de la providence, mais selon un mouvement inverse. D'abord, ces notions semblent coïncider pleinement. Ainsi c'est doña Fortuna, cette fortune dont la roue instable régit le cours du monde, qui fait rouvrir les yeux à un Alexandre que l'on croyait mort après sa baignade inconsidérée dans les eaux froides d'une rivière (895). C'est aussi bien « los fados » (1645), « lo que Dios ordena » (1647) et la «rueda de la ventura» (1653) qui précipitent la chute de Darius et consacrent donc le héros macédonien. Mais Darius, comme victime d'un sort qui le dépasse, n'est pas seulement le symbole de la victoire d'Alexandre, il présente surtout au héros, avec un peu d'avance, une image de ce que sera sa propre chute (2213-2214). Si la fortune ou le destin épousent toujours la volonté de Dieu qui les détermine, ils ne tirent pas d'eux-mêmes leur propre orientation. C'est pourquoi, considérés en eux-mêmes, hors des desseins divins et du point de vue des hommes, ils peuvent être assimilés à un mouvement capricieux qui, dans ce cas, épouse plutôt celui de « este mundo » ou « este siglo » (1805) :

Nunca en este siglo              devrié omne fiar,

que sabe a sus cosas           tan mala çaga dar;

a baxos nin a altos               non sabe perdonar,

non devriemos por éste         el otro olvidar (Alexandre, 1805).

Intermédiaire incompréhensible entre la logique de Dieu et celle de ce monde, le destin est fondamentalement neutre : il est déterminé, mais il ne se laisse connaître qu'une fois réalisé, et il donne à voir auparavant aux hommes un désordre de signes difficiles à déchiffrer. Or, Alexandre, figure de l'instabilité, ressemble en cela au monde et à sa mutabilité, ce monde qu'il prétend parcourir de bout en bout au point d'en découvrir les lieux les plus reculés que nul homme avant lui n'a foulés :

Moviése, por amor de ante recabdar,

por tal tierra que omne nunca pudo passar (Alexandre, 2148ab).

 

Asmava el buen omne atravesar la mar,

que nunca pudo omne el cabo a fallar,

buscar algunas gentes de otro semejar,

de sossacar manera nueva de guerrear.

 

Saber el sol dó naçe, el Nilo ónde mana,

el mar qué fuerça trae quand lo fiere ventana;

maguer avié grant seso, acuçia soberana,

semejava en esto una grant valitana (Alexandre, 2269-2270).

Comme on le voit, le désir de conquérir le monde s'accompagne d'un désir d'en connaître les secrets. L'expansion géographique du voyage, lorsqu'elle promet d'être totale et sans obstacle, reporte l'insatisfaction du voyageur sur des domaines nouveaux qui touchent au savoir : Alexandre ne s'intéresse plus alors au monde en lui-même, mais à ses fondements. La conquête d'Alexandre est répréhensible à partir du moment où elle devient transgressive et où, littéralement, elle ne tient plus dans le monde, comme l'avait annoncé un vieux sage au héros de façon prophétique :

Dixo: «Rëy, si fuesse tan grand el tu poder

com’ el tu coraçón e fazes pareçer,

non te podrién los mares nin las tierras caber,

a Júpiter querriés el emperio toller» (Alexandre, 1918).

Vouloir embrasser le monde pour en connaître les lois est ce qui pousse Alexandre, homo viator d'un genre nouveau, à explorer les fonds sous-marins ou à s'élever dans les airs, à sonder la nature par des moyens qui tiennent du prodige et qui, donc, contredisent par là même les lois naturelles. Le parcours de la connaissance devenu transgression, Alexandre, homo viator superlatif et monstrueux, ne sait pas arrêter ses pas où il aurait fallu. Lors de son exploration sous-marine, le héros n'hésite pas à juger l'œuvre divine et à la trouver mal faite, parce que soumise à l'orgueil des créatures. Paradoxalement, c'est en étendant laperegrinatio au-delà du monde et en prétendant s'extraire de la place qui lui a été assignée qu'Alexandre retombe sous la loi du monde, et cette fois sans l'aide d'une quelconque ventura teintée de providence. C'est Dieu même qui dit comment la démesure orgueilleuse d'Alexandre se retourne contre lui :

 

[...] omne que tantos sabe                judiçios delivrar,

por qual juicio dio                             por tal debe passar (Alexandre, 2330cd).

La nature, sous les traits allégoriques d'une femme offensée, conclut alors avec le diable un complot qui conduit à l'assassinat d'Alexandre par l'un de ses vassaux. Du point de vue de l'exemplarité de son parcours, le personnage est devenu un modèle négatif. De sa gloire mondaine, le poète souligne l'inanité. La dernière peregrinatio d'Alexandre est celle de ses restes mortels, qui sont vus comme de précieuses reliques, pourtant dépourvues de sainteté : si Alexandre avait été chrétien, il aurait mérité qu'on lui rendît un culte, mais ce n'est évidemment pas le cas. Son péché d'orgueil n'est finalement que l'expression individuelle, dans le champ moral, de son irrémédiable statut de païen. Le parcours de l'homme qui trouvait le monde trop étroit finit ironiquement dans une fosse qui ne mesure pas douze pieds (2672). Pourtant, malgré ce désaveu des valeurs mondaines dont Alexandre, maître du monde, image du monde et victime du monde, est devenu le symbole édifiant, l'exemplarité appliquée au héros n'est pas entièrement vouée à la voie négative. Sa mort elle-même, comme on l'a souvent dit, témoigne d'un retour in extremis à l'humilité17. Alexandre reste un modèle à suivre, pour peu que l'on sache lire son parcours de façon allégorique. Je soulignerai seulement deux éléments qui me paraissent fondamentaux à ce sujet.

En premier lieu, comme de nombreuses analyses du poème l'ont montré18, la chute d'Alexandre n'annule en rien sa postérité, cettefama ou ce buen preçio qui sont synonymes d'une pérennité de la mémoire et qui appellent la mise en écriture :

Si murieron las carnes                que lo han por natura,

non murió el buen preçio,           que y encara dura;

qui muere en buen preçio,          es de buena ventura,

que lo meten los sabios             luego en escriptura (Alexandre, 2668).

Cette reconnaissance de la renommée et de la postérité est ce qui permet une perigrinatio post mortem du grand personnage, par le biais de l'écriture. La postérité ne se confond certes pas avec le salut de l'âme, but ultime de tout itinéraire chrétien, mais elle est une forme d'éternité qui, dans la sphère païenne, serait son pendant analogique. Tout au long de son œuvre, le poète adopte à plusieurs reprises cette conception de laf ama comme un élément de son propre système de valeurs et, le plus souvent, celle-ci ne semble pas entrer en conflit avec une perspective purement chrétienne. Le renom permet donc de conjurer en quelque manière la vanité d'une pérégrination purement mondaine. L'errance aveugle du païen, grâce à lafama, peut ainsi devenir la métaphore possible de l'itinéraire du chrétien mû par la promesse de la vie éternelle. C'est une relation métaphorique qui permet de faire tenir ensemble deux visions du monde qui paraissaient inconciliables. Cette métaphore finale, esquissée par le texte, permet la lecture rétrospective de toutes les aventures d'Alexandre comme une allégorie du cheminement du chrétien en ce monde et, en particulier, du monarque chrétien.

En second lieu, je voudrais signaler que c'est aussi selon une logique métaphorique ou allégorique que le poète insère Alexandre dans le schéma d'une histoire chrétienne du salut. Nous avons vu qu'Alexandre est construit, par certaines de ses caractéristiques, comme une figure protochristique. Tout d'abord, la paternité de Philippe est contestée au début du récit, et le texte laisse entendre au détour d'une strophe qu'Alexandre serait le fils du dieu Amon, ce qui crée implicitement une analogie avec le Christ. De plus, la venue d'Alexandre a été annoncée par le prophète Daniel, comme celle du Christ est annoncée par l'ensemble des prophéties vétérotestamentaires et, comme le Christ, le héros adopte une attitude ambivalente envers les juifs et leurs traditions19. Enfin, lorsque la Nature vengeresse, descendue en enfer, trame un complot contre le héros avec le diable, celui-ci se demande si cet ennemi qui prétend étendre sa domination jusqu'au fond de l'enfer n'est pas le messie annoncé par les Écritures20. Alexandre s'insère entre l'Ancien Testament et le Christ : il n'est pas le messie annoncé par les prophètes et il n'est pas non plus lui-même exactement une préfiguration du Christ (puisqu'il finit par représenter l'orgueil et la chute). Par ce statut ambigu, Alexandre occupe une place instable dans l'économie des figures métaphoriques et des relations typologiques, mais il est tout de même inséré dans l'histoire sacrée. Une telle insertion facilite la christianisation des événements et elle attribue au récit une temporalité reconnaissable, pas seulement comme un cadre chronologique au sens où nous l'entendons aujourd'hui, mais plutôt comme un cadre logique qui pose Alexandre à la jonction des deux faces de la typologie.

Au total, le Libro de Alexandre et le Libro de Apolonio témoignent d'une construction, fondée sur la métaphore et l'allégorie, destinée à doter l'itinéraire de leurs personnages d'une exemplarité exploitable en termes chrétiens. La difficulté consiste à déterminer quels sont les éléments qui, au-delà de leur validité littérale, doivent être soumis à une telle interprétation allégorique car, par un jeu très dense de signes et de renvois, notamment dans Y Alexandre, les poèmes ne fournissent pas un cadre fermé à cette interprétation. Plutôt qu'à un système transparent de correspondances, le destinataire du texte se trouve confronté à de multiples degrés d'allégorie et de figuration, eux-mêmes rapportés plus ou moins explicitement au régime exégétique des textes sacrés. Par une sorte de généralisation diffuse de la typologie, les itinéraires compliqués des personnages renvoient en ultime instance au parcours que les auteurs, qui sont surtout des exé-gètes, ont tracé pour eux en creux : Alexandre et Apolonio voyagent seulement pour devenir les chrétiens qu'ils ne seront jamais. Au-delà même du lieu commun de l'homo viator, le mouvement imprimé aux personnages pourrait signifier leur nécessaire incomplétude, que seule pourra combler, par l'exploitation qu'il fait de l'exemplarité du texte, celui qui agira en bon chrétien.

 

Le poète, homo viator de la parole

Je voudrais examiner, dans les poèmes du mester, le transfert des images de Y homo viator et de la peregrinatio sur la figure du poète et la composition littéraire qu'il assume. Je crois que ces images peuvent nous permettre de mieux cerner les conceptions rhétoriques et esthétiques qui président à l'élaboration des poèmes.

De façon très cohérente, Berceo ainsi que les poètes anonymes de l'Alexandre et de l'Apolonio présentent leur composition, dans les divers prologues ou commentaires ponctuels qui jalonnent les poèmes, non comme une œuvre achevée mais bien comme une parole en cours, un curso, qui semble s'écrire en même temps qu'il se dit21. Ce terme de curso (ou corso) est associé au mester de clerecía dès l'origine par la fameuse strophe 2 du Libro de Alexandre qui définit la composition poétique comme un curso rimado, expression qui a suscité bien des commentaires. Amaia Arizaleta synthétise et clarifie les significations de curso en montrant que le terme, sans que soit exclue son acception concrète de « chemin » (de même que pour vía dans cuaderna vía), prend le sens plus abstrait de « discours » et le sens plus technique de « déroulement », « enchaînement » syntaxique et métrique, conformément au latin cursus22. On pourrait ajouter, à la lumière d'autres occurrences du terme dans les poèmes, qu'il peut faire référence au développement progressif du récit, au fil narratif qu'est censé suivre le poète dans la composition de son œuvre :

mas tornemos al curso    mientra nos dura el día (Alexandre, 294d)

prosigamos el curso,       sigamos nuestra vía (Santo Domingo, 8d)

nuestro curso sigamos    e razón acabemos (A    polonio, 628c).

C'est, en effet, pour mettre fin à des digressions ou pour conjurer le désagrément qu'elles pourraient susciter chez le destinataire du récit que le poète emploie des formules de ce type. Celles-ci marquent toujours un retour au sujet principal du poème et sont parfois accompagnées d'une expression relevant du lieu commun de la brevitas. On trouve parfois d'autres expressions impliquant le mouvement, telles « sigamos la estoria » (Santa Oria, 10) ou encore, de façon plus concrète, « sigamos la carrera, como la empezamos » (Loores, 99), « movamos adelante » (Santo Domingo, 33 et 93). Par ces expressions, le poète affirme qu'il ne veut pas s'attarder car il tient à garder la maîtrise de son récit et il en profite parfois pour manifester indirectement son autorité littéraire. La volonté de rendre apparente l'architecture narrative du poème va de pair avec un souci de sa facture esthétique et un amour revendiqué du travail bien fait. Ainsi, dans San Millán, Berceo invoque le curso comme une harmonie fragile susceptible d'être maintenue ou rompue. L'épisode final des votos de San Millán comporte une longue liste de villages et localités qui doivent s'acquitter de leur dette envers le saint, c'est-à-dire verser un impôt au monastère de San Millán. Cette liste de noms apparaît rébarbative et difficile à faire entrer dans le moule des syllabes comptées du curso rimado. Berceo préfère donc abréger la liste plutôt que de compromettre la facture même de ses strophes :

[...] más vos quiero la cosa      planamientre contar,

qe prender grand trabajo           e el corso damnar (San Millán, 475cd).

Dañar el curso, cela reviendrait à commettre une infraction dans l'exercice d'un mester dont on sait depuis 1 Alexandre qu'il doit être formellement impeccable, sin pecado, mais quelques strophes plus loin, ce souci formel s'applique moins au curso syntaxique et métrique qu'au curso narratif, qui semble ainsi intimement lié au premier :

En sant Millán vos quiero           la materia tornar,

siguir nuestra estoria,                nuestro corso guardar (San Millán, 482ab).

Or, il me semble que cette préoccupation constante du poète, désireux de guardar el curso est à mettre en relation directe avec les pérégrinations matérielles ou spirituelles de ses personnages. Pour ne parler que de San Millán, ce n'est pas un hasard, à mon avis, s'il est dit de lui, dans le récit de son premier miracle qui consiste à déjouer les attaques du démon :

[...] guardaba bien so corso,   temé bien sue memoria,

qe no lo engañasse                la vida transitoria (San Millán, 123cd).

Le saint et le poète qui raconte sa vie et ses miracles se ressemblent par cette maîtrise du curso. Dans le cas du saint, il s'agit de maintenir le cap de sa peregrinatio spirituelle en se détachant des contingences de cette vie transitoire. Il est intéressant de constater que la peregrinatio vitae idéale se définit paradoxalement par un dépassement de ce qu'elle est d'abord : une vie transitoire. C'est précisément en se détachant de la vie d'ici-bas, synonyme de matière et de péché, que l'on mène bien sa vie, que l'on se dirige vers un au-delà qui, de l'extérieur, en devient la seule orientation. Ce curso, tout entier défini par le but à atteindre, est donc le contraire d'une errance. C'est exactement ce point essentiel que vise l'attaque du démon que le saint parvient à contrecarrer :

«Millán», disso el demon,       «aves mala costumne,

eres muy cambiadiço,            non traes firmedumne;» (San Millán, 113ab).

Le diable tente de réduire le parcours du saint à une errance géographique. Il énumère les nombreux allers-retours d'Émilien entre ses ermitages montagnards et les communautés humaines pour suggérer que sa vie ne suit aucune orientation. Il est vrai que le récit de la vita peut se résumer à une alternance d'épisodes érémitiques et de séjours conventuels, comme si le parcours du saint refusait toute stabilité. Par conséquent, en confondant le diable qui l'accuse d'instabilité et d'inconstance, le saint justifie la cohérence de ses actions (de safazienda) tout en justifiant celle du récit (de la leyenda). Ainsi, l'apparent désordre apparaît rétrospectivement comme un ordre déterminé et, par là même, le récit de Berceo conjure l'arbitraire. Ce caractère rétrospectif du curso est confirmé par une deuxième occurrence dans San Millán, au moment où le saint prend conscience de l'imminence de sa mort : « entendió bien qe era el corso acabado » (295d). C'est toujours à partir de la fin, comme a posteriori, que le parcours prend tout son sens et que les desseins divins sont révélés par leur accomplissement23. 

Comme le dit le poète de l'Alexandre à propos des vains efforts de Darius pour résister aux assauts de l'armée du héros dans la première bataille qui les oppose :

Mas —como diz la letra,         e es verdat provada,

que en el finyaz todo,              el prez e la soldada—,

non le valió a Dario                 todo su fecho nada,

ca Dios avié la cosa               cómo fues' ordenada (Alexandre, 1051).

L'issue de l'action révèle le cours des choses tel que Dieu l'a voulu. Cette évidence creuse, apparemment tautologique, révèle pourtant toute une conception de la causalité qui est cultivée dans les poèmes du mester. L'arbitraire n'existe pas car tout est ordonné par Dieu. Rétrospectivement, les signes épars qui jalonnaient le cours d'un destin et en laissaient entrevoir confusément le sens prennent la solidité de l'évidence. C'est en cela que toute peregrinatio est à interpréter à rebours, à partir de son accomplissement qui condense sa signification. Le poète de l'Alexandre n'hésite pas à appliquer à son propre curso littéraire la même image et la même causalité, en des termes étonnamment proches :

Mas, como diz' el sabio            —es verdat sin dubdança

que en la fin yaz todo               el prez o malestança,

non queramos seer                   en luenga demorança,

vayamos a la fin                      do yaze la ganancia (Alexandre, 1413).

Dans le curso sinueux, parfois même essentiellement digressif, les détours sont a posteriori justifiés et transcendés par l'évidence d'un sens qui se tient au bout du parcours. D'où la rhétorique de l'attente qui structure le poème et tous ces appels à la patience adressés par le narrateur à son public. Au début des Milagros, Berceo livre son buen aveniment en précisant : « terrédeslo en cabo por bueno verament» (Milagros, ld). C'est à la fin (en cabo) que le récit obscur livrera vraiment (verament) son sens, qu'il révélera sa teneur allégorique qui se cache derrière son sens littéral, son meollo qui se tient sous la corteza. C'est aussi par ce procédé que le poète de Y Alexandre entame son récit :

Qui oir lo quisiere,                  a todo mi creer,

avrá de mí solaz,                   en cabo grant plazer (Alexandre, 3ab).

L'histoire qui va commencer ne va pas livrer d'emblée tout son sens, c'est une fois la narration terminée que son destinataire pourra en apprécier toute la valeur. Davantage que dans les autres poèmes du mester de clerecía, le curso du Libro de Alexandre se nourrit précisément de cette incomplétude constante, dont on rappelle sans cesse la béance, jusqu'au moment où elle est enfin comblée et encore : comme se plaît à l'indiquer souvent le texte lui-même, tout n'a pas été dit, tout n'a pas pu être dit. La stabilité et la fermeture sont un horizon du récit, un au-delà toujours reporté qui est l'alibi du foisonnement des lignes de l'intrigue et des multiples changements de cap dans la narration :

Quiero dexar el rey               en las naves folgar,

quiero de su sobervia           un poquillo fablar,

quiérovos la materia             un poquillo dexar,

pero será en cabo               todo a un lugar (Alexandre, 2324

Si tous les fils sont renoués à la fin (en cabo), si tous les épisodes des pérégrinations du héros et autres digressions moralisantes convergent finalement vers un seul lieu (todo a un lugar), c'est que le curso n'est pas une errance mais un chemin déterminé. Et pourtant, cette détermination échappe, elle est maintenue en suspens, de la même façon qu'une digression laisse en suspens une partie de l'intrigue. « Quiero dexar el rey en las navesfolgar » est un type de vers que l'on retrouve très fréquemment sous la plume des poètes du mester de clerecía. Littéralement, ce n'est pas seulement le récit, mais les événements eux-mêmes que l'on déclare suspendus. Le procédé ne nous étonne pas, car il fait partie du fonds commun des conventions que s'est forgées la littérature narrative occidentale. Dans le mester, des verbes tels que dexar, quitar, destajar ou tornar affichent souvent le découpage des séquences narratives en s'appliquant directement aux personnages ou aux événements, comme si le narrateur influait sur le cours des événements rapportés. Ainsi, de même que le poète de Y Alexandre peut décider de laisser Alexandre se reposer quelque temps à bord de son navire, Berceo peut décider de déplacer Émilien d'un lieu à un autre, d'envoyer Dominique au tombeau ou encore de faire accéder Oria au trône céleste qu'elle mérite :

[…] destajarvos qeremos        de las fuertes andadas,

sacarlo de los yermos             a las tierras pobladas (San Millán, 68).

 

Sea con Dios el alma              alegre e onrada,

tornemos enna carne              que dexamos finada,

cumplámosli su debdo,           cosa es aguisada,

démosli sepultura                   do sea condesada (Santo Domingo, 527).

En esta pleitesía                    non quiero retardar,

si por bien lo tobierdes           quiérovos destajar,

a la fin de la dueña                 me quiero acostar,

levarla a la siella,                   después ir a folgar (Santa Oria, 163).

Par le recours à ce procédé, qui ne se réduit pas aux quelques exemples précédents24, non seulement le narrateur feint de suivre les événements dans le feu de l'action, comme si son récit n'était pas rétrospectif, mais il feint surtout de pouvoir orienter et infléchir à sa guise le cours de ces mêmes événements. Le curso rhétorique tend conventionnement à se confondre avec le cours des choses relatées, comme si elles étaient déterminées par le récit qui les relate. Cette convention qui semble faire dépendre la matière narrative du bon plaisir du narrateur ne fait que renforcer cette logique de suspension que nous avons évoquée. En feignant de soumettre à son pur caprice la dispositio et même Yinventio de son récit, le poète laisse en suspens la révélation finale de l'ordonnance essentielle des événements et de leur sens ultime. Comme l'errance des personnages devient un parcours exemplaire, le curso du récit ne semble se plier à l'arbitraire que pour mieux suggérer in fine sa cohérence globale.

C'est que le récit et l'écriture, à l'instar des pérégrinations des personnages, sont censés être guidés par Dieu, la Vierge ou un saint, qui sont souvent invoqués dans les premiers vers comme les coresponsables de la composition littéraire. Le Libro de Apolonio s'ouvre sur une invocation de ce type, qui place l'écriture sous la protection de Dieu et de la Vierge :

En el nombre de Dios             e de Santa María,

si ellos me guiassen               estudiar querría,

componer hun romançe          de nueua maestría

del buen rey Apolunio             e de su cortesía (Apolonio,1).

La définition du mester comme une composition idéalement guidée et orientée par Dieu ne manque pas de susciter un rapprochement avec cette ventura responsable du cours des choses mondaines et qui, successivement, égare et oriente Apolonio et les siens dans leurs voyages maritimes. D'ailleurs, la strophe citée, par ce qu'elle fait rimer la nueua maestría de la composition poétique et la cortesía du personnage, inaugure le jeu de miroirs constant par lequel le poète construit Apolonio en clérigo entendido25, c'est-à-dire en reflet possible de lui-même.

Chez Berceo, les formules d'invocation qui mettent l'écriture sous la protection d'un guide céleste apparaissent dans presque tous les poèmes. Dans San Millán, par exemple, elles permettent un parallélisme littéral entre le parcours du saint et le déroulement du récit. Il est dit tout d'abord que le saint, au vu de sa persévérance exceptionnelle, a été protégé par Dieu :

[...] sufrió tan fuert' lazerio tiempo tan pro longado,

parece bien por ojo              qe de Dios fue guïado.

 

Parece tan grand cosa         qe de Dios fue guiada,

sinon, non sufririé                a tan fiera ielada,

nin tantos días malos,          nin tanta espantada,

mas Dios era por todo,         la sue vertut sagrada (San Millán, 64cd-65).

La manifestation de la providence divine est déduite rétrospectivement par le narrateur : de l'endurance presque surhumaine d'Émilien dans les peines et les difficultés, on peut déduire a posteriori qu'il a été guidé par Dieu26. Or, c'est exactement ce que demande aussi le poète pour lui-même dans son entreprise littéraire :

Señores aún quiero        d'esta razón tractar,

aún él me guïando          d'él vos quiero fablar (San Millán, 320ab).

L'idéal du poète est que l'on puisse penser, une fois son œuvre lue, qu'il a été lui aussi guidé par le saint ou par Dieu dans le parcours de son récit et de son écriture. Le parallélisme entre le poète et son personnage suggère un idéal de continuité entre les faits et les mots, qui s'enchaîneraient selon le schéma d'une même providence. Malgré toutes les déclarations de modestie et malgré toutes les références à l'auctoritas des sources qui semblent dévaloriser la teneur intrinsèque de la composition littéraire, les poètes ont foi en l'utilité et en la valeur des mots dont le maniement constitue leur mester. Et s'ils se plaisent à montrer du doigt les obstacles qui se dressent sur leur curso, c'est peut-être aussi pour suggérer discrètement le mérite d'un travail qui a été capable d'en venir à bout et pour affirmer indirectement le pouvoir de leur propre parole.

Ainsi, dans le prologue des Milagros, la continuité entre la matière mariale et sa mise en écriture est tellement désirée, que Berceo ne se contente pas d'invoquer la Vierge pour qu'elle guide l'écriture. Comme on l'a souvent souligné, il conçoit cette écriture comme un miracle de plus, celui qui permet la diffusion et le rayonnement de tous les autres :

Terrélo por miráculo            que lo faz la Gloriosa,

si guiarme quisiere              a mí en esta cosa (Milagros, 46ab).

Par là même, le poète rejoint les miraculés des récits du recueil et le cours de son œuvre est assimilé à une peregrinatio périlleuse qui a besoin d'une intervention céleste pour le conduire à bon port. C'est dans le Sacrificio de la misa, œuvre doctrinale qui lui a peut-être paru particulièrement délicate à écrire, que Berceo pousse le rapprochement jusqu'à la métaphore directe. Exprimant toute la difficulté d'interpréter allégoriquement les gestes du prêtre pendant la messe, Berceo déclare :

¡Sáquenos Dios a puerto,     sea de nuestro vando! (Sacrificio, 84d).

Sacar a puerto ne pourrait être qu'une expression banale et sans lien direct avec la conception que le poète se fait de son curso si la fin du poème ne venait reprendre l'image et, cette fois, de façon beaucoup plus explicite :

Gracias al Criador               que nos quiso guiar,

que guía los romeros,         que van en Ultramar,

el romanz es cumplido,      puesto en buen logar,

días ha que lazramos,        queremos ir folgar (Sacrificio, 296).

En posant cette équivalence très nette entre le voyage des pèlerins guidés vers les terres d'outre-mer et le déroulement de son propre poème qui arrive à son terme, Berceo définit la composition littéraire comme un pèlerinage. Il se voit ici en homo viator de la parole qui peut dire, après bien des efforts, que c'est Dieu qui a guidé son parcours. La fatigue et l'aspiration au repos énoncées dans le dernier vers sont des éléments tout aussi cohérents dans la logique de cette métaphore. L'accomplissement du poème, puesto en buen logar, est comparé à l'arrivée en Terre sainte. On est loin, ici, de toute expression conventionnelle de modestie. Ce poème, revendiqué comme un romanz, soit une œuvre vernaculaire, n'a rien à envier à ses antécédents : c'est en tant qu'œuvre vernaculaire que le poème mérite d'être comparé à cet ultramar plein de promesses, comme si dans la pérégrination de la parole se jouait aussi l'acte de translation des sources latines vers le texte castillan. D'ailleurs, le jeu paronymique entre romeros et romanz, dont je ne peux croire qu'il soit dû au hasard, contribue à asseoir la conception d'une écriture vernaculaire vue comme un accomplissement spirituel pourvu d'une légitimité propre. Les images du pèlerinage et de l'homo viator servent ici, comme dans bien des cas, la construction d'une autonomie de l'œuvre littéraire.


 

El Almiñé (Burgos) Iglesia de San Nicolás de Bari

NOTAS

1. L'édition choisie, pour cette citation des Milagros et les suivantes, est celle de Fernando Baños, Barcelone : Crítica, 1997. Pour les autres œuvres de Gonzalo de Berceo, j'ai recours à l'édition collective Obras completas, Isabel URÍA (dir.), Madrid-Logroño : Espasa-Calpe et Gobierno de la Rioja, 1992. Je cite le Libro de Alexandre d'après l'édition de Jesús CAÑAS, Madrid : Cátedra, 1988, et le Libro de Apolonio d'après celle de Dolores CORBELLA, Madrid : Cátedra, 1992.

2. « Ne sileas, quoniam advena ego sum apud te / Et peregrinus sicut omnes patres mei » (« Ne reste pas sourd à mes pleurs. / Car je suis l'étranger chez toi, / un passant comme tous mes pères. ») Etre un étranger ou un passant est ici considéré comme un aspect essentiel de la condition humaine. C'est l'incommensurabilité de Dieu qui est exprimée par l'image de l'homo viator et non exactement la condition d'étranger qui revient à l'homme en ce monde, plutôt soulignée par d'autres passages bibliques, notamment le psaume 118, 19 [119, 19] : « Hospes ego sum in terra, / Noli a me abscondere mandata tua. » (« Étranger que je suis sur la terre, / ne me cache pas tes commandements. »)

3. « Iuxta fidem defuncti sunt omnes isti, non acceptis repromissionibus, sed a longe eas aspicientes, et salutantes, et confitentes quia peregrini et hospites sunt super terram. » (« C'est dans la foi qu'ils moururent sans avoir reçu les choses promises, mais ils les ont vues et saluées de loin, confessant qu'ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre. »)

4. Outre les Milagros, je renvoie ici au deuxième des Himnos de Berceo : « Tú guía nuestra vida que non la enconemos, / Tú seï nuestra vía que non entrepecemos » (6ab).

5.   Voir Jane CONNOLLY, « Three peninsular versions of a miracle of St. James », in : Jane CONNOLLY, Alan DEYERMOND et Brian DUTTON (dir.), Saints and their authors : studies in medieval Hispanic hagiography in honor of John K. Walsh, Madison : Hispanic Seminary of Medieval Studies, 1990, p. 37-46.

6.   « Poet and pilgrim : discourse, language, imagery and audience in Berceo's Milagros de Nuestra Señora », in : Michael GERLI et Harvey SCHARRER (dir.), Hispanic medieval studies in honor of Samuel G. Armistead, Madison : Hispanic Seminary of Medieval Studies, 1992, p. 139-151.

7. « The ideal of perfection : the image of the garden-monastery in Gonzalo de Berceo's Milagros de Nuestra Señora », in : Joseph JONES (dir.), Medieval, Renaissance and folklore studies in honor of John Esten Keller, Newark : Juan de la Cuesta, 1980, p. 29-38.

8.    Voir, en particulier, San Millán, 186b et 187a ; Santo Domingo, 320c (romeruela), 389a, 407c, 408a (romeros) et 640c. De nombreux autres passages, sans employer le mot, renvoient à l'idée du pèlerinage (voir, par exemple, San Millán, 155 ; Santo Domingo, 578cd et 684).

9.    Apolonio, 107, 120, 266, 393, 456 et 547. D'abord assimilable aux caprices de la ventura, les mouvements de la mer et ses tempêtes peuvent, à la fin du récit, révéler aussi une certaine providence divine : « Prisolos la tempesta T el mal temporal, / sacélos de caminos el oratge mortal/ echélos su ventura T el Rey Espirital / en la vila que Tarsiana pasaua mucho mal » (456).

10. Psaume 65 (66), 12 : « Transivimus per ignem et aquam, / Et eduxisti nos in refrigerium. » (« Nous sommes passés par le feu et par l'eau, puis tu nous as fait sortir vers l'abondance. »)

11. « La tipología bíblica y la introducción a los Milagros de Nuestra Señora », Bulletin of hispanic studies, 62, 1985, p. 7-14.

12.    La pérégrination du récit à partir de celle des personnages est également mise en scène par les miracles XVIII L'église profanée »), XXII Le naufragé sauvé ») et XXIII La dette payée »). Le passage de l'événement miraculeux au récit et au texte qui en sont la trace a été étudié par Marta Ana Diz, « Los notarios de Berceo », Filología, 26, 1993, p. 37-50, repris dans id., Historias de certidumbres : los «Milagros» de Berceo, Newark : Juan de la Cuesta, 1995.

13.    D'autres récits du recueil apportent ponctuellement des contre-exemples qui ne font que justifier a contrario l'assimilation du miracle marial à une orientation salvatrice. Je pense, tout d'abord, à l'errance aveugle des voleurs dans le miracle XXV (« L'église dépouillée ») : punis de leur geste sacrilège, les voleurs perdent le sens de l'orientation, ce que le texte oppose littéralement à un pèlerinage de ir en romería estavan mal guisados », 887d) et à ce que le bon chrétien attend d'une intervention mariale nos guía, Señora, en la derecha vida », 911a). De même, dans le miracle de Théophile (XXIV), alors que la Vierge évoque devant le pécheur repentant la nécessité d'une descente en enfer pour récupérer le pacte qu'il a signé avec le Diable, ce voyage est ironiquement assimilé à un pèlerinage descender al infierno, prender tal romería », 802a), mais c'est bien le salut qu'il vise.

14.   The treatment of classical material in the Libro de Alexandre, Manchester: University Press, 1970, p. 28-29.

15.   C'est sur le mode de l'irréel que sont envisagés la gloire et le salut des personnages principaux : « Si nonfuessepagano, de vida tan seglar, / deviélo ir el mundo todo a adorar » (Alexandre, 2667cd) ; « si cristiano fuesse e sopiesse bien creyer, / deuiemos por su alma todos clamor tener » (Apolonio, 551cd).

16. Je me permets de renvoyer sur ce point à Olivier BlAGGINI, « L'hôte malgré lui : la quête de l'identité dans le Libro de Apolonio », in : Bernadette BERTRANDIAS (dir.), L'étranger dans la maison. Figures romanesques de l'hôte, Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal, 2003, p. 165-180.

17.    Au seuil de la mort, Alexandre demande à être couché sur le sol (« mandó que lo echassen del lecho en el suelo », 2646c) selon une pratique attribuée à d'autres rois (d'ailleurs, d'après la Estoria de España, Ferdinand III aurait eu une requête analogue au moment de mourir).Voir notamment María Rosa LlDA de Malkiel, La idea de lafama en la Edad Media castellana, México : Fondo de cultura económica, 1952, p. 190 ; I. Michael, op. cit., p. 109-111 ; Amaia Arizaleta, La translation d'Alexandre. Recherches sur les structures et les significations du Libro de Alexandre, Paris : Klincksieck, 1999, p. 250-255.

18.    Voir notamment M. R. LlDA de MalKIEL, op. cit., p. 167-197, qui considère que l'exaltation de la renommée est au cœur du projet du poète anonyme. Pour une opinion plus nuancée, qui subordonne nettement cette exaltation à la démarche moralisatrice du clerc, voir I. Michael, op. cit., p. 278-286, et, plus récemment, Isabel Uría, Panorama crítico delmester de clerecía, Madrid : Castalia, 2000, p. 203-206.

19.     Le comportement d'Alexandre envers les juifs hésite entre la reconnaissance et le rejet. Or, ces deux attitudes semblent inspirées par Dieu. Lors du passage d'Alexandre à Jérusalem, sa vision se réalise, il se reconnaît dans la prophétie de Daniel et accorde aux juifs une grande autonomie. En revanche, lors de l'épisode des Portes caspiennes (2100-2116), le roi fait murer le défilé qui conduit au lieu où est retenue captive une communauté juive en raison de ses propres péchés et Dieu, exauçant une prière du roi, fait un miracle qui pérennise le geste du roi en refermant les rochers sur ce lieu maudit. En enfermant les juifs à jamais, Alexandre préfigure le Christ qui referme la Loi ancienne et ouvre la Loi nouvelle.

20.     Le Diable déclare, inquiet, aux habitants de l'enfer : « Pero en una cosa prendo yo grant espanto, / cantan las escriptura un desabrido canto, / que parrá una virgen un fijo müy santo /por que han los infiernos a prender mal quebranto; /Si es éste o non, non vos lo sé decir, /mas un valient contrario vos habrá de venir; » (2441-2442ab).

21. Voir O. BlAGGINI, « Quand dire, c'est écrire : sur la convention d'oralité du mester de clerecía », Pandora, 2, 2002, p. 109-124.

22. Op. cit., p. 161-165.

23. Il en va de même dans un récit des Milagros, « Le larron dévot » (VI), qui met en scène un parcours pourtant tout autre. Devant l'impossibilité d'exécuter le voleur, par pendaison ou par d'autres moyens, ses accusateurs décident de le relâcher : « Dexáronlo en paz, que se fuesse su vía, / ca non querién ir ellos contra Sancta María. / Mejoró en su vida, partióse de follía, / cuando cumplió su corso murióse de su día » (157). Aller son chemin irse su vía ») et achever son cours cumplir su corso ») sont des actions dont le sens est déterminé par le miracle marial qui a sauvé la vie du voleur tout en réorientant le sens de ses pas. Avant le miracle, le récit envisageait tout autrement l'itinéraire du personnage : « Como qui en mal anda en mal á a caer » (146a) et c'est précisément en dépassant cette chute (au sens figuré, mais aussi au sens propre, puisque Marie soutient les pieds du voleur pendu pour qu'il ne meure pas étranglé) que la « malandanza » devient a posteriori « bienandanza ».

24.     Voir Alexandre, 276, 286, 294, 653, 717, 1373, 1382, 1460, 1870, 1992, 2324, 2663 ; Apolonio, 36, 62, 325, 433, 628, 339 ; San Millán, 72, 309, 317, 362 ; Santo Domingo, 8, 33, 93, 113, 186, 222 ; Santa Oria, 23, 91, 99, 103, 117 ; Milagros, 513, 681 ; Duelo, 43-44 ; Loores, 99, 103, 117, 142 ; Sacrificio, 83, 96, 107 ; Signos, 48, 52.

25.     Voir Manuel ALVAR, « Apolonio, clérigo entendido », in : M. ALVAR (dir.), Symposium in honorem prof. M. de Riquer, Barcelone : Quaderns Crema, 1986, p. 51-73.

26. Pour une même logique rétrospective, voir Santo Domingo (14-15).

 

(Nota del EditorWeb: las imágenes y el texto del Milagro VIII no pertenecen al artículo original del Profesor Biaggini)

 

 

 

 

« Todos somos romeos que camino pasamos » :
homo viator
dans le mester de clerecía

Olivier BlAGGINI
Universidad de París III

Cahiers de linguistique hispanique médiévale , Año  2007, Volumen   30,  Número 1 ,pp. 25-54