Detalle de la portada románica de Santa María de Sangüesa

 

 

 

 

Tous les poèmes du mester de clerecía 1 se présentent comme le discours qu'un narrateur, à la première personne, prononcerait devant un auditoire, comme l'attestent les nombreuses formules vocatives qui jalonnent les textes. Bien souvent, cette convention a été invoquée par la critique pour établir ou préciser la nature orale de la diffusion effective des poèmes 2. Dans cet esprit, les formules destinées à un public, fréquentes par ailleurs dans la poésie épique, ont été considérées comme la marque d'une influence directe de la poésie de juglaría sur la poésie de clerecía, même si des études récentes tendent à nuancer ou à mettre en doute ce point de vue 3. Si à peu près tous les critiques perçoivent dans le mester de clerecía une claire vocation à la diffusion orale, ils divergent sur la valeur qu'il convient d'accorder aux marques internes d'oralité. Peut-on sans précaution les considérer comme un reflet de l'usage réel des textes ? Cette question méthodologique générale se trouve au cœur des travaux de Paul Zumthor qui, malgré son souci incessant de mettre en évidence la dimension vocale des textes médiévaux, a pu écrire, contre un certain positivisme philologique :

Sur le plan des formes du langage, aucune des procédures considérées, à tort ou à raison, comme caractéristiques de la poésie vocale, ne lui est vraiment propre 4.

L'oralité effective d'un discours ne peut être prouvée à partir de ses seuls ressorts formels car ceux-ci peuvent toujours s'apparenter à une reproduction, une imitation voire une parodie de la situation de communication orale. L'oralité qui nous intéresse ici est bien une convention, qui peut être étudiée en temps que telle, indépendamment de sa correspondance éventuelle avec une oralité véritable. En outre, dans une étude déjà ancienne, G. B, Gybbon-Monnypenny a montré que la cohérence de cette convention était problématique, puisque des marques d'oralité côtoient une revendication directe d'écrituie5. Je me propose d'interroger ici cette convention afin de montrer que ses contradictions apparentes peuvent être ramenées à une certaine cohérence qui, par bien des aspects, est essentielle à la démarche du mester.

San Millán s'ouvre sur les strophes suivantes :

Qui la vida quisiere de sant Millán saber,

e de la su istoria bien certano seer,

meta mientes en esto que yo quiero leer.

verá adó embían los pueblos su aver.

Secundo mi creencia, que pese al Pecado,

en cabo que fuere leído el dictado,

aprendrá tales cosas de que será pagado

de dar las tres meajas no li será pesado. (San Millán, 1-2)

Au seuil de son déroulement, l'œuvre se présente explicitement comme une lecture, assumée par un sujet à la première personne. Cette lecture que pose la convention du texte est orale et publique puisque, par ailleurs, le narrateur s'adresse à un auditoire pluriel :

Aun si me quisiéredes, señores, escuchar (San Millán, 109a)

De multiples références à la matière de l'œuvre, construites à partir du verbe oír et faisant intervenir une deuxième personne du pluriel, rappellent et confirment, au détour du récit, ces caractéristiques de la convention6. Le poète revêt la fonction d'un lecteur qui, en public, transmettrait à haute voix le contenu d'un livre qu'il aurait sous les yeux. La désignation directe de cet écrit qui sert de support à la lecture dès la deuxième strophe (leído el dictado) est prolongée par d'autres références, notamment aux jonctions des différents livres qui composent l'œuvre7. Si certains traits de ce narrateur l'apparentent à un jongleur, nom qu'il se donne parfois lui-même ailleurs8, il est donc avant tout lecteur, jongleur lettré dans le sillage du livre. Mais quel est au juste cet écrit qu'il a sous les yeux lorsqu'il s'adresse à son public ? En toute logique, c'est le texte roman, revendiqué explicitement comme texte écrit dans la dernière strophe, qui en attribue la composition à Gonzalo de Berceo :

Gonzalvo fue so nomne qui fizo est' tractado,

en Sant Millán de Suso fue de niñez criado;

natural de Verceo ond' sant Millán fue nado,

Dios guarde la su alma del poder del Pecado. (San Millán, 489)

L'attribution de l'œuvre est énoncée à la troisième personne, par une formule qui, au sein de la convention littéraire, permet une éventuelle dissociation entre Fauteur qui a composé le texte et le conteur qui le lit. Cette dissociation prévue par le texte, fréquente dans la poésie épique9, permet de conserver la cohérence de la convention dans une performance orale réelle du poème. Si San Millán était effectivement lu en public, le lecteur, quelle que fût son identité, endossait la première personne du singulier, propre au narrateur tout au long du poème, et pouvait annoncer logiquement à la troisième personne l'origine du texte, en l'occurrence la paternité de Berceo. Une performance orale à livre ouvert répond donc à la convention interne du poème sans la contredire et, dans ces conditions, on serait même tenté d'interpréter celle-ci comme un indice de l'existence effective de celle-là. À tous égards, en effet, San Millán semble avoir pu se prêter sans heurt à une diffusion orale en public. La convention initiale d'une lecture en cours semble poser que l'œuvre est déjà achevée : par les nombreuses adresses que nous avons relevées, elle est envisagée essentiellement du point de vue de sa transmission à un destinataire collectif. La convention de San Millán mime l'actualisation orale d'un texte déjà écrit. Il pose un livre comme origine de la parole. En termes d'autorité, un tel dispositif, qu'il soit conventionnel ou effectivement réalisé, tend à accorder une plus grande valeur au support écrit qu'à la prestation orale. Paul Zumthor écrit :

Lorsque le poète ou son interprète chante ou récite (que le texte soit improvisé, formularisé, ou mémorisé), sa voix seule confère à celui-ci son autorité. Le prestige de la tradition, c'est l'action de la voix. Si le poète ou l'interprète, en revanche, lit dans un livre ce qu'entendent les auditeurs, l'autorité provient plutôt du livre, comme tel, objet visuellement perçu au centre du spectacle performanciel 10.

Dès la strophe initiale de San Millán, est mise en scène la lecture publique d'un livre qui coïncide avec renonciation de l'œuvre entière. La strophe finale attribue ce livre à Berceo, qui assume ainsi une autorité, au sens double d'une origine et d'une garantie du discours.

Néanmoins, on le sait, les poèmes du mester ont tendance à poser hors d'eux-mêmes la garantie de leur légitimité à dire, en invoquant systématiquement l'autorité des sources latines qui est censée valider leurs allégations. En tenant compte de ce recours constant du poème à ses sources, la convention d'oralité qui régit San Millán peut apparaître plus complexe. En effet, l'acte de lecture que posent d'emblée les deux premières strophes peut s'appliquer non à l'œuvre vernacu-laire en cours d'énonciation, mais à sa source principale, en l'occurrence la Vita beati Aemiliani de Braulius. En effet, comme on le sait, le terme dictado (2b) fait très régulièrement référence, sous la plume des poètes du mester, à la source latine qui sert de support à leur composition. Dans ce cas, le verbe leer (le, 2b) ne renverrait pas seulement à une simple lecture, mais surtout à unelectio, c'est-à-dire à une exégèse linéaire. L'œuvre vernaculaire ne se définit pas comme une traduction, au sens où nous l'entendons aujourd'hui, de sa source latine, mais comme une actualisation et une interprétation de sa matière par sa translation en une forme nouvelle, versifiée et vernaculaire11. Dans le même esprit, les très nombreux renvois à la source —notamment pour convoquer son autorité et avérer le discours— passent fréquement par le verbe leer conjugué au présent :

Qui saberlo quisiere, esto bien lo entienda,

ca assilo leemos e dizlo la leyenda. (San Millán, 456a)12

L'action de lire, dans ce cas, ne saurait s'appliquer au texte vernaculaire mais seulement à sa source. Elle est une opération qui participe principalement de l'élaboration du poème et accessoirement de sa transmission. Rétrospectivement, c'est aussi de cette façon que l'on peut comprendre la lecture qui, dans les deux premières strophes, définit le projet de l'œuvre. Mais si c'est bien la lecture de la source qui constitue l'œuvre vernaculaire à venir, la convention d'oralité s'en trouve modifiée. D'une part, l'image du narrateur s'adressant à un auditoire n'est plus seulement celle d'un récitant à livre ouvert, d'un jongleur lettré, mais aussi celle d'un maître qui, dans un cadre scolaire ou catéchétique, commente le texte qu'il a sous les yeux en vertu de l'autorité de ce texte. D'autre part, il devient impossible de séparer tout à fait le narrateur du poème de son auteur. Le conteur qui assume la première personne de la narration est aussi le commentateur de la source latine et donc, à terme, l'auteur du texte vernaculaire. Le déroulement du poème nous fait passer d'une lecture de la source latine dans les premières strophes à une facture (fizo est3 tractado) de l'œuvre vernaculaire dans la dernière strophe, ces deux opérations se confondant idéalement lorsque le poème s'achève. Enfin, l'acquisition d'une autorité propre par le poète n'est plus seulement envisagée comme la composition d'un écrit nouveau mais surtout comme l'exégèse, d'abord orale, d'un écrit antérieur. Dans cette nouvelle configuration, l'écrit vernaculaire n'est plus censé précéder la parole, mais la recueillir, bien que cette parole vernaculaire dérive elle-même de l'écrit latin qu'elle commente. Ce dispositif n'annule pas nécessairement la convention d'oralité telle que nous l'avons d'abord décrite : le poète, devant son auditoire, commenterait le texte latin à livre ouvert, en proposerait la lectio. Par ailleurs, la dernière strophe attesterait que cette lectio est l'œuvre de Berceo et qu'elle a été mise par écrit13. Dans le cadre d'une performance orale réelle, cependant, la cohérence de l'ensemble n'est préservée qu'au prix d'une fiction : alors qu'il Ht San Millán dans un livre qu'il a devant lui, le conteur doit faire comme s'il commentait directement la source latine, comme si c'était elle qu'il avait sous les yeux14. Au total, la convention d'oralité dans San Millán, lecture du texte vernaculaire et lectio de sa source latine, présente l'oral et l'écrit comme deux phases complémentaires de la transmission du poème. La représentation qu'elle implique, malgré son ambivalence, reste cohérente : le livre achevé précède la parole vive.

Il n'en va pas immédiatement de même pour la convention d'oralité telle que la développent la plupart des autres œuvres du mester. Il convient de convoquer ici les incohérences relevées par Gybbon-Monypenny et de tenter une interprétation qui reconnaisse en elles une certaine cohérence. Gybonn-Monypenny remarque que, dans un grand nombre de poèmes, coexistent des formules qui dénotent l'oralité, notamment celles qui sont directement adressées à un public, et des formules qui renvoient explicitement à la composition écrite de l'œuvre. Entre autres exemples, dans Santo Domingo :

Si queredes del nomne de la dueña saber,

Orfresa la clamavan, devédeslo creer,

non quisiemos la villa en escripto meter,

ca no es nomneziello de muy buen parecer. (Santo Domingo, 613)

Dans cet exemple, le narrateur se présente lui-même comme auteur de l'œuvre écrite, ce qui n'était pas le cas dans San Miliari. Cette fusion des deux instances est confirmée par la mention du nom de Berceo qui, dansSanto Domingo, s'énonce à la première personne15. Dans la strophe 613, la convention d'oralité par laquelle le narrateur s'adresse à son public, relayée dans le poème par des formules plus explicites16, se mêle à une autre convention, qui attribue à la première personne la responsabilité de récriture. Les deux conventions ne semblent pas incompatibles, puisque l'action d'écrire est présentée comme révolue (quisiemos). Au vu de cette strophe, la performance orale, conventionnelle ou réelle, reste donc envisageable. Cependant, d'autres passages du poème présentent des contradictions qui révèlent que la convention d'oralité entre en concurrence avec la convention d'écriture. En effet, l'écriture du poète, dans Santo Domingo, est présentée en cours d'élaboration, en procès, et non comme un fait achevé. Ainsi, alors que San Millán se voulait lecture ou lectio, la deuxième strophe de Santo Domingo annonce le projet de l'œuvre comme une composition littéraire à venir :

Quiero fer una prosa en román paladino

en quai suele el pueblo fablar con so vecino,

ca non so tan letrado por fer otro latino,

bien valdrá, como creo, un vaso de bon vino. (Santo Domingo, 2)

Dans ce projet de composition, l'oralité ne disparaît pas puisqu'elle est essentiellement attachée au choix de la langue vernaculaire (fablar), mais elle reste secondaire puisque l'œuvre est envisagée dans sa facture (fer), comparable à celle de la source latine. Cette facture est bien une écriture, si l'on se réfère à d'autres passages du poème. Ainsi, dans les strophes finales, s'exprime le sentiment du devoir accompli devant un livre qui est sur le point de s'achever :

Señores, demos laudes a Dios en qui credemos,

de qui nos viene todo quanto bien nos avernos;

la gesta del confessor en cabo la tenemos,

lo que saver podiemos escripto lo avernos. (Santo Domingo, 754)

Au vu du dernier vers, les señores du premier s'apparentent à des lecteurs plutôt qu'à des auditeurs et la première personne prend en charge une écriture plutôt qu'une lecture publique17. Mis à part San Millán, à peu près toutes les œuvres du mester, bien qu'elles adoptent par ailleurs une convention d'oralité, font coïncider le déroulement du poème—son curso1*— et l'acte d'écriture qui le produit. En effet, elles se fixent, dès leurs premières strophes, le projet d'une composition littéraire, parfois spéciquement écrite19 et font, au fil du poème ou en sa conclusion, des références ponctuelles à cette écriture en cours20. En outre, l'écriture est presque toujours assignée à une première personne grammaticale et elle est parfois spécifiquement attachée à un nom d'auteur21. Tous ces éléments ne semblent pas trouver leur place dans une performance orale, conventionnelle ou effectivement réalisée, ce qui tend à brouiller la convention littéraire du mester : d'un côté, le poème est présenté comme une prestation orale, fruit de l'effort d'un narrateur qui se veut parfois jongleur ou lecteur ; de l'autre, il est aussi une écriture en cours d'élaboration, produite par un auteur, responsable de la composition et de l'inscription du texte. Ces deux fonctions, en aval et en amont du texte, montrent que la première personne prétend assumer à la fois la transmission et la production du discours. Le poète revêt le rôle du médiateur entre la source latine et son public, pur truchement d'une divulgation, et celui du producteur d'un écrit nouveau, comparable à ses modèles, doté d'une autorité propre. Or, je voudrais montrer que ces conventions ne sont pas indépendantes l'une de l'autre, qu'elles ne sont pas des lignes de force concurrentes qui travailleraient le texte en des directions opposées au risque de le rendre incohérent, mais qu'elles fonctionnent ensemble.

Plutôt qu'une incohérence, il semble que cette convention hybride soit assez systématiquement cultivée par les textes. On se rend compte, en particulier, que les poèmes qui introduisent le plus nettement la convention d'écriture Alexandre, Santo Domingo, Sacrifìcio, Milagros, Santa Oria) sont aussi ceux qui ont recours avec le plus d'insistance à la convention d'oralité. Dans les Milagros, cette insistance est avant tout quantitative : malgré la mention d'un projet d'écriture, le recours à la convention d'oralité est massif, notamment dans le prologue et aux articulations du recueil, c'est-à-dire à la jonction de deux miracles22. Mais elle est aussi qualitative, puisqu'il arrive qu'elle renvoie plus précisément à l'espace et au temps de l'énonciation, à cet ici et maintenant qui est censé accueillir la parole23. De plus, dans de telles œuvres, la convention d'oralité est plus précise, car, contrairement à San Millán, elles introduisent des circonstances qui encadrent et structurent les modalités de la prestation orale. Parmi les procédés qui produisent un tel effet, trois peuvent être mentionnés.

Le premier est le Heu commun du repas des auditeurs24 qui est censé se dérouler en même temps ou à l'issue de la lecture du poème :

si oír me quisiéssedes, bien vos lo contaría,

assi como yo creyó poco vos deterría,

non combredes por ello vuestra yantar más fría. (Santo Domingo, 376bcd)

Cet artifice semble inscrire le rapport du narrateur à son pubHc dans les circonstances concrètes d'une situation quotidienne et fait surgir, même si c'est de façon expHcitement conventionneUe, un espace de l'échange.

Dans le même ordre d'idées, l'on trouve un deuxième procédé : le narrateur attribue à son pubHc la capacité de prolonger le récit par ses propres moyens. Il arrive qu'il prenne en compte les éventuelles objections qu'un auditeur scrupuleux pourrait lui faire et le récit tend alors au dialogue25. Mais l'idée d'échange est encore plus nette lorsque le narrateur propose à son auditeur de prolonger le récit en devenant à son tour narrateur. Ainsi, dans Y Alexandre :

Qui oír lo quisiere, a todo mi creer,

avrá de mí solaz, en cabo grant plazer,

aprendrá buenas gestas que sepa retraer,

averio an por ello muchos a connocer. (Alexandre, 3)

La matière du récit est considérée comme un fonds commun que chacun est en droit de s'approprier. Le poème, en incitant à d'éventuels prolongements assumés par d'autres, se caractérise par une parole en circulation, dont l'auditeur peut être à son tour le relais et le garant. De façon un peu différente, dans S¿mío Domingo, les destinataires du poème sont invités à se rendre au monastère de Silos pour y découvrir d'autres miracles :

Si de oír miráculos avedes grand sabor,

corred al monesterio del sancto confessor,

por ojo los veredes, sabervos an mejor,

ca cutiano los face, gracias al Criador.

 

Hi fallaredes muchos que son end sabidores,

siquiere de mancebos, siquiere de mayores,

decir vos an mil pares de tales e mejores,

qui sacarlos quisiere busque escrividores. (Santo Domingo, 384-386).

Le narrateur évoque ici l'existence d'une multitude d'autres récits que son auditeur pourra puiser directement à la source, c'est-à-dire auprès des moines qui sont parfois les témoins directs des événements miraculeux. L'auditeur de ces nouveaux récits, qui sera aussi témoin oculaire de miracles (por ojo), pourra à son tour devenir l'instigateur de leur consignation par écrit (busque escrividores). Berceo, par cette digression, envisage donc son auditeur comme un possible double de lui-même, à la fois témoin des événements et auteur de leur mise en écriture. Michael Gerh a souligné, dans les Milagros, une même tendance à faire du destinataire un témoin et un acteur des événements relatés :

By portraying the miracles initial reporting through 'living' voices, the barriers between fiction and experience, text and context, are shattered by Berceo as he subtly manipulates discourse and engages his audience's active and imaginative participation in his stories. [...] Each becomes a concélébrant [...] and an active witness in the verification of the sacred truths contained in the narrated events26.

Enfin, un troisième procédé de structuration de l'échange de paroles est le Heu commun du servicio, contrat passé entre le narrateur et son public qui prévoit la rétribution de la prestation orale. Dans l'Alexandre, le poète met d'entrée de jeu son mester au service de ses auditeurs et, une fois sa prestation effectuée, leur demande sa récompense :

Señores, si queredes mi servicio prender,

querríavos de grado servir de mi mester ;

deve de lo que sabe omne largo seer,

si non, podrié en culpa e en riebto caer. (Alexandre, 1)

 

Pero pedir vos quiero cerca de la finada,

- quiero de mi servicio  de vos prender soldada -

dezid el Paternóster   por mí una vegada;

a mí faredes pro,   vos non perdredes nada. (Alexandre, 2674)

La prière pour le salut du poète-narrateur est la juste rétribution qu'il demande à ses destinataires en échange du précieux savoir qu'il leur a transmis. A la fin de Santo Domingo et du Sacrificio, Berceo-narrateur, en son nom propre, demande aussi à son public de récompenser par une telle prière sa prestation de jongleur27. Dans le cas de Santo Domingo, le service rendu aux destinataires se double d'un service rendu au saint qui, au même titre que le premier, mérite récompense. Or, ce service destiné au saint n'est plus la récitation orale, mais la composition de l'œuvre28. C'est Berceo-auteur qui offre l'hagiographie à saint Dominique. Le discours du poète, comme parole de narrateur et écriture d'auteur, se trouve alors au croisement de plusieurs engagements contractuels qui le régulent et le légitiment.

Cependant, les deux conventions, orale et écrite, qui président au déroulement du poème ne se réduisent pas à deux conceptions croisées de l'œuvre. Gybbon Monypenny a signalé des passages où, contre toute logique apparente, elles sont proprement confondues. Tout d'abord, à diverses reprises dans l'Alexandre, Sacrificio, Santo Domingo et Santa Oria29, apparaissent des formules de rappel du type :

De suso, si vos miembra, lo oviestes oido (Sacrificio, 85a)

Une telle expression mêle la perception auditive des mots (oviestes oido) et leur position spatiale dans un livre (de suso), essentiellement visuelle. Comment des paroles adressées à un public peuvent-elles, en même temps, être assignées à un Heu sur la page ? Dans le cadre d'une lecture individueUe, le problème se résout aisément. Si l'on prend en compte la dimension vocale, presque toujours articulée, de la lecture au Moyen Âge, le lecteur est toujours un auditeur30. Zumthor, plus radicalement, interprète les ghssements de ce type comme une propension intrinsèque de l'écriture médiévale à l'oralité :

Dans les prologues, dédicaces, interventions d'auteur s'adressant directement au destinataire du texte, il n'est pas rare que voisinent ou s'échangent, en une remarquable équivocité, les termes de lire, ouïr, voire lector et auditor. Mais peut-être de tels passages ne sont-ils équivoques que pour nous et, jusqu'au XIVe, XVe siècles, la finalité de l'écriture fut-elle une audition31.

L'acte d'écrire ou celui de Hre, tels que les présentent parfois les poèmes, ne semblent pas différer essentieUement d'un exercice vocal32. A la suite de Gybbon-Monypenny, Uria interprète les formules de rappel incluant « de suso » par rapport à l'utilisation réeHe des textes :

Estos adverbios locativos demuestran por si solos que los poemas del « mester de clercecia » no fueron concebidos para ser recitados pûbHcamente por juglares, sino fórmulas de escritura en la expresión oral ; de hecho, nadie lo hace. En cambio, utilizar expresiones orales en los textos escritos es un fenómeno relativamente frecuente, y más en la literatura medieval33.

Uría considère donc que c'est l'écriture qui se donne une apparence d'oralité, et non l'inverse. Elle estime impossible toute performance orale effective à la manière des jongleurs, mais n'exclut pas, toutefois, une lecture publique en groupe restreint34. La référence à la dispositio de l'écrit au sein du discours oral peut avoir une certaine logique pour un public initié au monde de la lettre. Cependant, cette justification n'est pas suffisante : comme nous l'avons vu, dans la plupart des poèmes, l'écriture n'est pas présentée comme achevée, mais en cours d'élaboration. On peut admettre sans peine que lire un texte médiéval, même individuellement, c'est toujours l'entendre. Mais admettra-t-on aussi facilement que le dire, c'est l'écrire, et que l'auditeur doit tendre l'oreille au mouvement de l'écriture ?

quiero yo, si queredes atender e oïr,

dexar de los de fuera, del real escrevir (Alexandre, 241 lea)35

Cette forxmule, proprement orale puisqu'elle sollicite l'attention des auditeurs, semble suspendre à leur écoute une écriture en cours d'élaboration : au pied de la lettre, elle invite à écouter le poème s'écrire. Même devant un groupe restreint de lettrés, même à livre ouvert, aucune performance orale, réelle ou conventionnelle, ne peut faire admettre que la lecture engendre une écriture, à moins de l'assumer par une fiction. Par cette fiction, c'est bien l'oralité qui se donne l'apparence de l'écriture, et non l'inverse : le narrateur prétend offrir à son auditoire une représentation du moment de l'inscription de son récit. Telle est donc la démarche complexe du mester, d'après ce passage de l'Alexandre ; l'auteur compose un poème en adoptant une convention d'oralité qui mime sa transmission à un public et, en même temps qu'il est censé être prononcé, ce poème s'écrit36.

Le prologue des Milagros, par son allégorie du pré mariai, offre une version particulièrement élaborée de cette même représentation. Le narrateur, qui déclare s'appeler Gonzalo de Berceo, relate à son auditoire son expérience personnelle du pré merveilleux comme s'il s'agissait d'un témoignage. Ce narrateur-personnage, contre toute attente, disqualifie ensuite la véracité de son histoire en révélant qu'elle était une allégorie de la grâce mariale : il assume ouvertement pour son récit le statut de fiction et propose une exégèse de chacun de ses éléments. Mais la fiction, bien qu'elle semble écartée comme un sens littéral et dépassée par la lecture allégorique, ne disparaît pas. Les arbres du pré, qui signifient les miracles de la Vierge, sont convoqués à nouveau pour désigner le lieu de l'écriture :

Quiero en estos arbores un ratiello sobir

e de los sos mirados algunos escrivir (Milagros, 45ab)

Scribe, commentateur, voire auteur de ces récits de miracles, Berceo ne se contente plus d'en être le narrateur : il les consigne de sa main dans un livre. L'écriture a lieu dans l'espace le plus intimement fictionnel qu'une parole, elle-même conventionnelle, a fait surgir. De même que, par sa prestation orale, le narrateur a créé l'image, à la fois illusoire et persistante, du pré de la grâce ma-riale, il propose à son public le spectacle impossible de l'écriture. L'acte d'écriture, dans cette fiction, sera à la fois entendu et vu. Il est, en outre, représenté au contact direct du miracle mariai signifié par l'arbre. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que l'écriture soit un miracle mariai de plus, présenté à la contemplation des auditeurs, le miracle qui permet la transmission de tous les autres :

Terrélo por miraculo que lo faz la Gloriosa

si guiarme quïsiere a mi en esta cosa ; (Milagros, 46ab)

Les événements miraculeux rapportés et leur mise en écriture par Berceo ne sont pas de nature fondamentalement différente. Les événements et l'écriture ver-naculaire, du point de vue du destinataire, sont censés naître en même temps que cette parole qui exploite la source latine, faisant passer sa lettre à la voix vive. Dans la fiction de cette parole, il n'existe aucune séparation entre la production du texte et sa réception. Elle est une fiction d'immédiateté qui réunit la représentation des événements, de leur écriture et de leur transmission à un public.

On voit bien le parti que peut tirer le texte de cette fiction d'immédiateté, en termes d'efficacité rhétorique et de légitimité d'écriture. Un texte qui s'écrirait tout seul, dans le droit fil des événements et dans le même mouvement que le récit oral de leur témoignage, est l'idéal que désirent les auteurs du mester et qu'ils construisent par la fiction. Cet idéal du discours légitimé par l'évidence de sa seule énonciation se confond avec la construction d'une auctoritas propre au texte vernaculaire. Les frontières entre le fait, la parole et la lettre sont subtilement effacées au point que les mots sont utilisés avant tout comme des actes d'assertion qui, par une substitution conventionnelle que l'on pourra juger abusive, sont censés produire exactement la même certitude que la contemplation directe des faits. En outre, la convention d'oralité offre cette certitude à un destinataire collectif qui, par sa présence dans le texte, semble la ratifier37. La fiction qui confond le discours oral et l'écriture est donc une fiction d'autorité qui engage le destinataire à reconnaître la validité de renonciation du poète-narrateur, si bien qu'il en partage avec lui la responsabité. Il est frappant de constater que cette convention qui encadre renonciation du poème et met en scène sa transmission entre en résonance avec des structures qui s'appliquent à l'origine des récits. Ainsi, dans la représentation que proposent les Milagros, Ana Diz a pu montrer comment, de l'événement miraculeux au texte écrit, la chaîne de transmission est assurée par une action collective de la communauté chrétienne qui, en vertu d'un témoignage, ordonne la mise en écriture du récit, réalisée par un « notaire » qui est un clerc lettré. L'écriture apparaît como paradójica actividad colectiva de una comunidad que no sabe leer ni escribir. De este modo, el poeta logra borrar las fronteras entre ei pueblo analfabeta y el clero18.

Le rite de concorde par lequel la communauté anonyme fixe sa mémoire collective en une écriture est lui aussi une fiction : l'écrit, issu d'un geste impossible, est présenté comme l'émanation directe d'une parole qu'il recueille sans déperdition de sens.

En aval ou en amont du récit, la fiction d'une oralité qui se fait écriture résume donc l'idéal des poètes du mester, celui d'un écrit engendré dans la voix vive et qui, par là même, laisse résoner dans sa lettre, à tout instant, une parole fondatrice. La convention d'oralité qui régit les poèmes est peut-être destinée avant tout à pointer cet enracinement de l'autorité de l'écrit dans la parole. La voix narrative indéterminée du Duelo, qui mêle celles de Berceo, saint Bernard et la Vierge, n'hésite pas à présenter ainsi une référence à saint Mathieu :

ca lo diz sant Matheo, una boca sabrida (Duelo, 117d)

Le texte évangélique, autorité suprême, est certes un écrit recueilli dans un livre, mais il est avant tout une parole, rapportée à l'acte d'énonciation qui la produit. La référence vise moins un écrit qu'une figure, celle de l'évangéliste, qui est construite comme le corps fictif d'une parole : par synecdoque, Mathieu est une bouche. Par un effet de fiction, le narrateur fait référence à l'écrit comme s'il n'était pas écrit, comme s'il n'était pas un énoncé fixé dans la lettre, mais un acte d'énonciation en cours, l'articulation d'une parole neuve. A la lumière de cett perception de Vauctoritas par le poète, la convention d'oralité qui régit ses poè mes apparaît bien comme l'un des procédés qui contribue à la construction d'un autorité propre.

 

NOTAS

1 Le corpus du mester de clerecía aura ici l'extension que lui donne Isabel Uría dans son récent Panorama crítico del mester de clerecía, Madrid, Castalia, 2000, à savoir : le Libro de Alexandre (êd de Jesús Cañas, Madrid, Cátedra, 1988), le Libro de Apolonio (ed. de Dolores Corbella, Madrid, Cátedra, 1992), le Poema de Fernán Gonzalez (éd. de Juan Victorio, Madrid, Cátedra, 1990) et les œuvres complètes de Gonzalo de Berceo (citées âansObra completa, coord. I. Uria, Madrid, Espasa Calpe-Gobierno de la Rioja, 1992, à l'exception des Milagros de Nuestra Señora, éd. Fernando Baños, Barcelone, Crítica, 1997).

2 Voir I. Uria, « La forma de difusión y el público del «mester de clerecía» del siglo XIII », Glosa, 1,1990, p. 99-115 et la mise au point récente du même auteur sur cette question dans son Panorama crítico..., p. 134-153.

3 Voir Brian Dutton, « Las fórmulas juglarescas : una nueva interpretación », dans Juglaresca. Actas del I Congreso Internacional sobre la juglaresca, ed. M. Criado de Val, Madrid,EDI 1986, p. 139-156. Tout en admettant une diffusion des poèmes par l' intermédiaire de jongleurs, Dutton montre que la plupart des formules prétendument empruntées aux poèmes épiques sont issues d'un discours tout autre, le discours juridique. Manuel Alvar, « Prosa y verso en antiguos textos hagiográficos », dans Hispanic Medieval Studies in Honor of Samuel G. Armistead, éd de M. Gerii et H.L. Sharrer, Madison, Hispanic Seminary of Medideval Studies, 1992, p. 37-50, défend l'idée qu'il n'existe pas nécessairement un Hen entre les formules d'oralité et l'influence des jongleurs. Par ailleurs, pour une mise au point sur les différences rhétoriques essentielles entre la poésie épique et le Fernán González, voir Matthew Bailey, The 'Poema del Cid' and the 'Poema de Fernán González': the Transformation of an Epic Tradition, Madison, Hispanic Seminary of Medieval Studies, 1993.

4 Paul Zumthor, La poesie et la voix dans la civilisation médiévale, Paris, PUF, 1984, p. 17, repris dans La lettre et la voix, De la« littérature » médiévale, Paris, Seuil, 1987, p. 215.

5 « The Spanish Mester de Clerecía and its Intended Public : Concerning the Validity as Evidence of Passages of Direct Address to the Audience », dans Medieval Miscellany presented to Eugene Vinaver, Manchester, Manchester University Press, 1965, p. 230-244. Ce travail, à partir des contradictions qu'il relève entre oralité et écriture, met en doute la diffusion orale effective des poèmes alors qu'il avait tenté auparavant de séparer nettement leur convention interne de leur diffusion effective. Par ailleurs, il ne cherche pas à expliquer les contradictions de la convention.

6 Par exemple : « metióse en las cuevas que avedes oído » (29 d), « vivién en esta cueita que oídes contar » (185c), « El tercero libriello avernos de dezir / de preciosos miraclos, sobroso de oír / si fuere vuestra gracia qe m'qerades oír, / non quiero tan aína de vos me espidir » (321).

7 « el secundo libriello todo es de reçar », San Millán, 109b ; « El tercero libriello avernos de dezir », San Millán, 321a.

8 C'est le cas dans Santo Domingo (775b et 776b). Voir Lia Noemi Uriarte Rebaudi, « Gonzalo de Berceo, juglar religioso », dans Juglaresca..., p. 283-291, qui rappelle les opinions critiques antérieures à ce sujet.

9 Voir Maurice Delbouille, « Les chansons de geste et le livre », dans La technique littéraire des chansons de geste : actes du Colloque de Liège, Paris, Les Belles Lettres, 1959, p. 327.

10 Zumthor, La poésie et la voix.,., p. 35.

11 Pour une analyse plus détaillée de cette notion de translation dans le processus d'écriture du mester, je me permets de renvoyer à mon étude « La translatio dans le mester de clerecía », à paraître dans Atalaya, 11, 2002.

12 Dans la seule Vida de San Millán, voir aussi 26c, 108c ou 377b.

13 À ce titre, cette dernière strophe s'adresse à un lecteur plus qu'à un auditeur, puisqu'elle désigne comme écrit achevé un poème qui était pourtant jusque là envisagé dans son élaboration orale, à partir du support écrit de la source latine.

14 Comme nous l'avons vu plus haut avec Zumthor, ce qui assure le crédit d'une telle prestation orale est la présence du livre, « objet visuellement perçu au centre du spectacle performanciel », Si le conteur et l'auditoire acceptent la fiction d'un commentaire in vivo de la source latine, ce crédit s'en trouve renforcé puisque c'est la source latine—et non le texte vernaculaire qui, visuellement, apparaît comme le support de la performance.

15 « Yo Gonçalo por nombre, clamado de Berceo, / de Sant Millán criado, en la su merced seo, / de fazer est travajo ovi muy gran deseo, / riendo gracias a Dios quando fecho lo veo. » (757). « Quiérote por mí misme, padre, merced clamar, / que ovi grand taliento de seer tu joglar, / esti poco servicio tú lo deña tomar, / e deña por Gonçalo al Criador rogar. » (775). Il est frappant de constater que dans ces deux revendications personnelles, Berceo endosse respectivement la fonction d'écrivain et celle de jongleur : dans la convention littéraire, auteur et narrateur sont bel et bien confondus et représentent simultanément les deux faces d'une même activité.

16 « Oído lo avedes, si bien vos acordedes » (223a) ; « si oír me quisiéssedes, bien vos lo contaría, / assi como yo creyó poco vos derterría » (376bc) ; « Un precioso miráculo vos queremos decir, / devedes a oírlo las orejas abrir / de firme voluntad lo devedes oír » (644abc) ; « Señores, non me puedo assi de vos quitar » (759a).

17 De même, pour justifier le caractère tronqué de son poème, qu'il impute à l'absence des folios finaux dans le manuscrit de la source qu'il suit, Berceo précise bien que c'est l'écriture qui s'interrompt : « perdióse un quaderno, mas non por culpa mía, / escrivir a ventura serié grande folia. » (Santo Domingo, 75 Ica).

18 Outre le fameux « curso rimado » qui définit le meste dans la deuxième strophe du Libro de Alexandre, le terme de curso apparaît de façon récurrente dans les poèmes. Amaia Arizaleta, rappelant des précédents latins, définit cette notion rhétorique comme « la succession des mots qui configurent le vers, la chaîne qui commence et termine chacune des imités de sens de la strophe, car le vers «court» » (La translation d'Alexandre. Recherches sur les structures et les significations du « Libro de Alexandre », Paris, Klincksieck, 1999, p. 164). Applicable à chaque vers et à chaque strophe, lecurso l'est aussi à l'enchaînement des strophes : à l'échelle du poème entier, il est le fil du discours, le déroulement de sa matière. La rhétorique du curso n'est pas spécifiquement orale ou écrite : elle s'adapte aux deux conventions selon les passages et, d'une certaine manière, leur sert d'élément unificateur, un peu au même titre que les notions de « historia », « materia », « carrera » ou « vía » (« prosigamos el curso, tengamos nuestra vía », Santo Domingo, 8d ; « Tornemos a la 'storia e non la postpongamos / sigamos la carrera como la empezamos », Loores, 99ab ; « Cambiemos la materia, en otro son cantemos », Loores, 103a ; « Dexemos lo ál todo, a la siella tornemos, / la materia es alta, temo que pecaremos », Santa Oria, 9 lab). Entre-deux entre discours écrit et discours oral, ces termes, plus radicalement, sont aussi une désignation ambivalente de la source ou de l'œuvre vernaculaire qui en est issue. Dans tous les cas, les références au curso donnent au texte le statut d'une actualisation de la source qui se concrétise dans l'image d'un processus en cours.

19 Dans l'Alexandre (ms. P) : « Quiero fer vn libro que fue de vn Rey pagano /[...] tenerme sy lo ampio non por mal escrivano » (5ad) ; dans l'Apolonio : « si ellos me guiassen estudiar querría / conponer hun romance de nueua maestría » (Ibc). Le Fernán González reprend quasi littéralement l'exorde de Santo Domingo (1) : « del conde de Castiella quiero fer una prosa » (ld). Dans les œuvres de Berceo autres que les deux premières hagiographies, le poète revendique une élaboration littéraire propre dont la forme versifiée est plus ou moins ouvertement annoncée (« querría del su duelo componer una rima », Duelo, Id ; « En tu loor, Señora, querría entender », Loores, 2a ; « de una sancta virgen quiero versificar », Santa Oria,\d ; « de esta sancta virgen romançar su dictado », 2b ; « quiero fer la passion de señor sant Laurent », San Lorenzo, le) ou directement une écriture en su onor querría fer una escriptura », ld ; « Quiero en estos arbores un ratiello sobir / e de los sos miráculos algunos escrivir », Milagros, 45ab ; « escrivir en tiniebra es un mester pesado », Santa Oria, lOd).

20 A partir de la liste de Gybbon-Monypenny, enrichie d'autres occurrences : « non podriemos el diezmo de su mal escrevir » (Alexandre, 2423b) ; « Non podriemos contar todas las sus visiones, /[...] non cabríen en cartas bien de quinze cabrones. » (Alexandre, 2470ad) ; « Si quisiésemos todas las tierras ementar, / otro tamaño livro podríe y entrar » ( Alexandre, 2585ab) ; « este libro finamos, en otro contendremos » ( Santo Domingo, 28 8d) ; « non podriemos los medios nos meter en dictado » (Santo Domingo, 537d) ; « el bien que esperamos esso versifiquemos » (Signos, 48d) ; « el romanz es cumplido, puesto en buen logar, / días ha que lazramos, queremos ir folgar. » (Sacrificio, 296d) ; « ca ál non escrevimos, si non lo que leemos » (Santa Oria, 9 1cd) ; « Gonçalo li dixieron al versificador, / que en su portalejo fizo esta lavor » (Santa Oria, 205ab). Gybbon-Monypenny cite d'autres exemples dans l'Apolonio La bondat de los metges era atan granada, / deuyé seyer escripta, en hun libro nortada », 322cd, et « Bien deuié Antinágora en escripto iaçer, / que por saluar vn cuerpo tanto pudo ffaçer », 551ab) mais ceux-ci ne nous semblent pas aussi probants, car la consignation par écrit des actions ou du nom des personnages, conséquence de leur vertu et gage de leur postérité, renvoie moins au poème castillan qu'au texte latin qui lui est antérieur.

21 C'est le cas dans Santo Domingo (757 et 775), ainsi que dans les Milagros (2) où l'auteur-narrateur devient également le personnage principal d'un récit. Dans San Millán (489) et Santa Oria (205), le nom de l'auteur est relié à un verbe à la troisième personne (mais, dans Santa Oria, contrairement à San Millán, la première personne assume explicitement par ailleurs l'écriture du texte). Francisco Rico a été le premier à remarquer que cette signature d'auteur était apposée seulement aux textes proprement hagiographiques : voir son article « La clerecía del mester », Hispanic Review, 53, 1985, p. 139.

11 Dans les Milagros, les formules du type « Amigos e vassallos » et autres formules proprement orales apparaissent aux strophes 1,10,16,42,74-75, 100,182,377, 431-432, 461, 497-504,582,623,625, 703-704,748,904.

23 Par exemple : « Señores e amigos, compaña de prestar, / de que Dios se vos quiso traerá est logar » (Milagros, 500ab) ; « Señores e amigos, quantos aquíseedes » Sacrificio, 297a).

24 Ce lieu commun est fréquemment employé par les poètes du mester. Dans l'Alexandre, 2548 ; Sacrificio, 83 ; Milagros, 425 ; 501 ; Signos, 2d, etc. Sa présence fait partie des arguments utilisés par Gybbon-Monypenny pour mettre en doute la diffusion orale des poèmes, puisqu'elle implique un décalage entre l'auditoire conventionnel et l'auditoire réel qui, lui, n'est pas nécessairement à table. Cependant, cet argument n'est pas définitif si l'on considère que l'une des diffusions possibles des poèmes (notamment ceux de Berceo) était leur lecture devant la communauté monastique lors du repas pris en commun au réfectoire. Voir Uría, Panorama crítico..,, p. 145.

25 Ce scrupule du narrateur est fréquent dans l'Alexandre et s'exprime parfois de façon très nette : « Se que querrá alguno darme un estribot, / querráme dar enxemplo de la muger de Lot, / es assaz pora seso un contrario mot, / mas podié terminarlo un cativo arlot. » (2393). Chez Berceo, ce procédé existe aussi : voir, par exemple, Loores, 212.

26 Michael Gerli, « Poet and Pilgrim : Discourse, Language, Imagery and Audience in Berceo's Milagros de Nuestra Señora », dans Hispanic Medieval Studies in Honor of Samuel G. Armistead..., p. 144.

27 « Señores, non me puedo assí de vos quitar, / quiero por mi servicio de vos algo levar ; / pero non vos querría de mucho embargar, / ca diçriedes que era enojoso joglar. / En gracia vos lo pido que por Dios lo fagades, / de sendos «Pater Nostres» que vos me acorrades. » (Santo Domingo, 759-760ab) ; « mercet pido a todos por la ley que tenedes, / de sendos Pater Nostres que me vos ayudedes, / a mí faredes algo, vos nada non perdredes. » (Sacrificio, 297bcd).

28 « de fazer est travajo ovi muy grand deseo, / riendo gracias a Dios cuando fecho lo veo. / Señor Sancto Domingo, yo bien esto creído, / por est poco servicio que en él he metido, / que fará a don Christo por mí algún pedido, / que me salve la alma quando fuere transido. » (757cd-758).

29 Alexandre, 723a ; Sacrificio, 85a, 234a ; Santo Domingo, 489d, 522d ; Santa Oria, 24a, 92a, 199c.

30 La poésie et la voix..., p. 58. Voir aussi Henry John Chaytor, From Script to Print An Introduction to Medieval Vernacular Literature, Cambridge, W. Heffer, 1950 (1ª éd. Cambridge University Press, 1945).

31 La poésie et la voix..., p. 54.

32 « Non podriemos nos tanto escrivir nin rezar, / [...] que los diezmos miráculos podiéssemos contar » (Milagros, 235ac).

33 Panorama crítico..., p. 147.

34 A première vue, on comprend mal ce qui justifie cette distinction : Gybbon-Monypenny, à partir des mêmes arguments, concluait au caractère purement conventionnel de l'oralité du mester et mettait en doute toute performance orale effective. Ce qui semble permettre, aux yeux de Uría, une lecture à voix haute du texte devant un petit groupe, est sans doute la présence concrète du livre. Surtout s'il a lui-même quelque expérience du monde livresque, l'auditeur comprend sans peine la logique de l'expression « de suso » et n'est pas déconcerté par la fusion des conventions écrite et orale.

35 Voir aussi : « que mucho vos queramos del infierno dezir, / non podriemos el diezmo de su mal escrevir » (2423ab), puisque la strophe suivante comporte une adresse orale au public : « Tant avernos, señores, la razón alongada ».

36 Cette tension est résumée par une variante du vers 5a de Y Alexandre, analysée par Arizaleta, La translation d'Alexandre..., p. 149-150. « Quierof er vn libro que fue de vn Rey pagano » (ms. P) / « Quiero leer un liuro de un Rey noble pagano » (ms. O) qui indique que, dans la démarche du mester, faire un livre et le lire ne sont peut-être pas des opérations si différentes.

37 Comme l'ecrit Gerli:«through the manipulation of discourse, the word is transformed into something other than itself: it becomes experiential truth perceived and confirmed by all. The evocation of those inside and outside the text places each of latter in a structure more akin to a dialogue than a narration, an exchange in which the illocutionary force of a speaker becomes an act of assertion and is brought to bear directly upon listeners» (« Poet and Pilgrim...», p. 146).

« Los notarios de Berceo », Filologia, 26,1993, p. 45, repris dans Historias de certidumbre: los« Milagros» de Berceo, Newark, Juan de la Cuesta, 1995, etude applicable, moyennant quelques adaptations, a l'ensemble du mester.

 

 

 

 

 

QUAND DIRE, C'EST ÉCRIRE : SUR LA CONVENTION
D'ORALITÉ DANS LE MESTER DE CLERECÍA

 

Olivier BlAGGINI
Universidad París III

Pandora: revue d'etudes hispaniques, ISSN 1632-0514,
Nº. 2, 2002 , pags. 109-124